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l'empêchent d'exécuter cette résolution terrible et désespérée. Du haut de la tour, il regarde de tout côté ; il ne voit qu'une ville furieuse et pas de secours pour lui. Bézenval n'arrive point; il sait pourtant que la garnison de la Bastille est faible et impuissante contre l'hydre aux cent bras qui l'enserre. Le malheureux gouverneur, ainsi abandonné, laisse battre la chamade et arborer le drapeau blanc. Les assiégés veulent une capitulation, le peuple refuse de l'accorder. Pendant qu'on se dispute et qu'on parlemente, la multitude fait rouler les canons devant elle. Toute résistance est inutile; le dernier obstacle tombe. La foule se précipite; les invalides et quelques Suisses, rangés à droite et à gauche de la porte, leurs armes derrière eux, appuyées contre les murs, se découvrent devant les assiégeans. Ceux qui ont vraiment combattu, les braves qui se trouvent toujours au premier rang, embrassent et encouragent les vaincus. Mais bientôt s'élancent dans la cour ces hommes terribles qui ne paraissent qu'après la victoire. Ceux-ci insultent au malheur. Quelques coups de fusils partent, on ne sait de quel côté. On crie à la trahison, et l'on assassine un officier des invalides. De Launay est arrêté par le grenadier Arné, au moment où il va se tuer. En le voyant prisonnier, la multitude demande sa tête. Quelques-uns veulent le sauver, leurs efforts sont impuissans; la faible et courageuse escorte qui tente de le conduire à l'hôtel-de-ville est culbutée; il tombe entre les mains d'une foule barbare et furieuse. Entraîné avec violence, en butte aux outrages et aux coups qu'on lui porte de toutes parts, pendant le temps de ce long et cruel supplice, il ne cesse de répéter: « Ah! mes amis, tuez-moi! tuezmoi! ne me faites pas languir. » Enfin on achève de lui arracher la vie sur les marches de l'hôtel-de-ville. M. de Losme, major de la place, homme chéri des prisonniers, reçoit aussi la mort, malgré le dévouement du jeune Pelleport qui s'écrie: « Arrêtez! arrêtez! vous allez tuer le

meilleur des hommes ! » Les têtes des deux victimes sont coupées par des brigands qui placent sur des piques ce sanglant trophée. Dans l'intérieur de la forteresse, deux Suisses sont pendus; tous les autres allaient subir la même destinée; les gardes françaises demandèrent leur grâce, et l'obtinrent du peuple ému par le spectacle de cette générosité.

En détestant des actes de barbaric qui font frémir, plaignons ces malheureux soldats abandonnés sans défense aux fureurs d'un peuple soulevé par des projets hostiles et contre – révolutionnaires. Pendant que quelques braves mouraient pour elle, la cour, aussi lâche qu'imprudente, se livrait aux mouvemens d'une folle joie, comme on ferait après une victoire; elle dépensait tout son courage en vaines démonstrations de vengeance. Dans l'Orangerie, où étaient le régiment de Nassau et quelques artilleurs, des femmes élégantes, des grands seigneurs, des favoris, dansaient ensemble, au son d'une musique guerrière. Suivant la rumeur générale, la reine elle-même parut sur la terrasse au-dessus de l'Orangerie, et vint applaudir à ces soldats que l'on enivrait de caresses et de vin, dans l'espoir de les lancer contre le peuple. Ce n'est pas la dernière fois que nous aurons à signaler ces odieuses folies et ces coupables menées d'un parti sans foi, sans courage et sans prudence.

Au moment où le peuple, vainqueur à la Bastille, délivrait le petit nombre de prisonniers renfermés dans cette prison et démantelait la forteresse, une scène de sang se passait encore à l'hôtel-de-ville.

Les soupçons les plus violens pesaient sur la tête de M. de Flesselles on lui reprochait les 12,000 fusils promis avec tant d'assurance et non livrés, la course sans résultat que la foule avait faite aux Chartreux et à l'Arsenal; enfin tous les délais, toutes les fausses espérances qui avaient tant exaspéré les esprits. On parlait de trahison, de manœuvres, de complots, et toujours la foule y mêlait

le nom de Flesselles. Alors il dit : « Puisque je suis suspect à mes concitoyens, je dois me retirer. Déjà il était descendu de l'estrade élevée dans la salle; on le retenait pour lui redemander les clés du magasin de la ville. La multitude parlait de le garder en otage, de le mener au Châtelet; enfin le plus grand nombre s'arrêta au parti de le conduire au Palais-Royal pour qu'il y fût jugé. « Eh bien! messieurs, dit Flesselles, allons! » En même temps, il sort, entouré par la foule qui se pressait autour de lui, sans pourtant lui faire violence. Déjà il avait traversé la place de Grève, lorsqu'au coin du quai Pelletier, un homme se pencha sur lui et le tua d'un coup de pistolet, en s'écriant: << Traître! tu n'iras pas plus loin. » La tête du malheureux fut coupée aussitôt et placée au bout d'une pique. Le prévôt des marchands que Bailly n'accuse point, éprouva un sort affreux, mais comment expliquer ses fautes et la fatalité qui le conduisit à jouer ainsi avec une insurrection?

Au milieu des cruelles scènes qui signalent la prise de la Bastille, des traits d'un véritable héroïsme et de la pitié la plus généreuse viennent échauffer l'enthousiasme et consoler l'humanité. Thuriot de la Rozière ose pénétrer seul dans la forteresse et dicter des lois au gouverneur; l'électeur Francotay, malgré la vue d'une pièce de canon pointée sur la cour de l'Orme, s'avance seul avec le tambour et le drapeau jusqu'au pied de la forteresse. On veut l'arracher de la scène de carnage qui se prépare; il reste jusqu'au moment où la mitraille qui a renversé deux personnes à ses côtés, l'oblige de se retirer. Trois gardes françaises, Arné, Hullin, Elie, firent des prodiges de courage et d'humanité qui auraient mérité vingt couronnes civiques. Dans la mêlée, des vieillards, des jeunes filles, des enfans de dix à douze ans montrèrent une audace et un mépris de la mort qui étonnaient même les vieux soldats, accoutumés à la braver sur les champs de bataille. Le peuple, qui avait surtout contribué à la prise de la cita

delle, n'y enleva pas une riche dépouille. Un capitaine de la garde nationale, nommé Pertrand, qui était entré, les armes à la main, dans la forteresse, ayant trouvé une somme de six cent mille francs en billets de la caisse d'escompte, courut la déposer à l'hôtel-de-ville. Assez heureux pour retrouver le propriétaire de cette somme, il lui rendit sa fortune, et ne voulut accepter qu'une épée d'or.

Rien de plus lugubre que l'aspect de l'intérieur de la forteresse avec ses murs noircis par le temps, avec ses cachots béans où le jour pénétrait à peine. Toutes les portes sont enfoncées, toutes les chaînes sont brisées; les meubles, les livres, les registres, les archives, dispersés sur la terre, brûlent lentement et remplissent l'intérieur d'une épaisse fumée. La foule assiége les escaliers, escalade les hauteurs, s'empare des canons, en poussant des cris de joie qui font retentir les airs et sont répétés par le peuple entier du courageux faubourg.

La nuit qui suivit la prise du boulevard de la tyrannie fut pleine d'inquiétudes. Tous les premiers étages se trouvèrent subitement illuminés. Les femmes, les vieillards, les enfans veillaient pour la garde de leurs foyers, tandis que les citoyens, réunis sur les quais et dans les places publiques, se préparaient à voler aux lieux menacés; car on s'attendait sans cesse à être attaqué sur plusieurs points. Cependant une sombre terreur agite la multitude sans ébranler son courage. Le tocsin sonne l'insurrection dans toutes les paroisses. Le bruit lugubre de la cloche fatale qui n'est interrompu que par le fracas du canon d'alarme semble annoncer à tout moment le péril et la mort. Des voix lentes et lugubres ne cessent de crier dans tous les quartiers « Citoyens! l'ennemi est aux portes, veillez! ne laissez pas éteindre vos lampions! ne soyons pas surpris dans l'obscurité ! »>

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Pendant que la Bastille tombe sous le bélier populaire et que Paris fermente, pendant que les magistrats et les

citoyens agissent et consultent, l'Assemblée nationale, environnée de troupes étrangères, délibère avec un calme plein de courage et de dignité; elle ne sait encore que la prise des Invadides et le siége de la Bastille. Le jour succède à une nuit qui n'a été qu'une veille douloureuse; l'inquiétude augmente d'heure en heure. Enfin deux membres de l'assemblée, parvenus avec peine jusqu'à Versailles, annoncent que Paris est insurgé, que le sang coule. Bientôt des députations de l'hôtel-de-ville sont introduites on se presse pour les entendre raconter la grande et subite insurrection. Profondément émue de ce récit, l'assemblée nomme quatre-vingt de ses membres pour demander au roi de révoquer les fatales mesures qu'on lui a fait prendre c'est la troisième fois que l'assemblée lui adresse cette prière. La députation va partir, quand Mirabeau, qui sait qu'il faut tonner à l'oreille des rois pour faire entrer la vérité dans leurs cœurs, s'écrie :

« Dites-lui que les hordes étrangères dont nous sommes investis ont reçu hier la visite des princes, des princesses, des favoris, des favorites, et leurs caresses et leurs exhortations et leurs présens! Dites-lui que, toute la nuit, des satellites étrangers, gorgés d'or et de vin, ont prédit, dans leurs chants impies, l'asservissement de la France, et que leurs vœux brutaux invoquaient la destruction de l'Assemblée nationale. Dites-lui que, dans son palais même, les courtisans ont mêlé leurs danses au son de cette musique impic, et que telle fut l'avant-scène de la Saint-Barthélemy.

<«< Dites-lui que ce Henri, dont l'univers bénit la mémoire, celui de ses aïeux qu'il voulait prendre pour modèle, faisait passer des vivres dans Paris révolté qu'il assiégeait en personne, et que ses féroces conseillers font rebrousser les farines que le commerce apportait dans Paris fidèle et affamé! >>

C'était le 15 au matin, la députation allait sortir de la salle ; M. le duc de Liancourt entre et annonce l'arrivée du roi,

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