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débarrasser l'hôtel-de-ville et la capitale. Pendant que cette troupe de femmes fera quatre lieues, vous pourrez prévenir les malheurs qui nous menacent. » Abandonné à luimême par le major, Maillard descend aussitôt, prend un tambour à la porte de l'hôtel-de-ville, où il trouve des milliers de femmes arrêtant des voitures et les chargeant de leur artillerie ; quelques unes tenant en main des mèches toutes prêtes, d'autres montées sur des canons et sur les chevaux qui les traînent. On distinguait sur un cheval de trait une femme assez belle, aux proportions d'une Transteveraine, au visage éclatant de blancheur, à l'œil fier et martial; coiffée d'un casque et la lance en main, elle semblait être une Pallas populaire, ou plutôt la reine de l'insurrection. Toutes ces femmes reconnaissent Maillard pour chef, se mettent en marche vers les ChampsElysées, leur quartier-général. Là elles se trouvent armées de longs bâtons, de fourches, de lances, de fusils, même de pistolets. Elles manquent de munitions, et veulent aller en chercher à l'Arsenal. Maillard les détourne de ce dessein ; il parvient même à leur persuader de se défaire de leurs armes. « Mes enfans, leur dit-il, qu'allez-vous faire à Versailles? demander du pain au roi et à l'assemblée. Quel besoin avez-vous de vous montrer sous les armes? Femmes et mères, vous inspirerez bien plus d'intérêt en exposant vos souffrances avec le ton de la prière qu'avec des démonstrations hostiles. » Au fond, et malgré des apparences menaçantes, il n'y avait pas de mauvais dessein dans la plus grande partie de cette foule; elle était encore capable d'entendre la raison on avait vu même, pendant le tumulte, un certain nombre de ces femmes aider M. d'Ermigny à rétablir l'ordre dans l'hôtel-de-ville; une d'elles avait coupé la corde qui allait terminer les jours de l'abbé Leièvre, déjà suspendu à un morceau de bois par des brigands acharnés contre cet intrépide représentant de la commune ; quel

ques-unes de ces femmes manifestaient des sentimens généreux et conformes à l'esprit de la révolution : elles couraient à Versailles pour reconquérir le roi sur l'aristocratie.

Vaincues par l'éloquence toute populaire de Maillard, les insurgées partent enfin, suivies des volontaires de la Bastille, et malheureusement aussi précédées d'un certain nombre de brigands dont n'avait pas encore pu se délivrer la capitale. Sur la route elles arrêtent tout ce qu'elles rencontrent; des dames élégamment vêtues sont forcées à descendre de voiture et à suivre cette multitude, qui marche, sans le savoir, à l'invasion du château que méditent quelques-uns de leurs affreux compagnons animés par l'espoir du pillage.

Cependant tout Paris a pris les armes, et la garde nationale parvient à occuper la place de Grève, envahie par un peuple immense en proie à l'insurrection. La commune, appelée à son poste par d'impérieuses injonctions, était rassemblée. Lafayette écrivait au roi et à l'assemblée le récit du tumulte de la matinée. Une députation des compagnies de grenadiers se présente au général et lui dit : «< Mon général, nous ne vous croyons pas un traître, mais nous croyons que le gouvernement nous trahit : il est temps que tout ceci finisse. Nous ne pouvons tourner nos baïonnettes contre des femmes qui demandent du pain. Le comité des subsistances malverse, ou est incapable d'administrer son département dans ces deux cas, il faut le changer. Le peuple est malheureux, la source du mal est à Versailles. Il faut aller chercher le roi et l'amener à Paris; il faut exterminer le régiment de Flandre et les gardes-ducorps qui ont osé fouler aux pieds la cocarde nationale. Si le roi est trop faible pour porter la couronne, qu'il la dépose; nous nommerons son fils, nous aurons un conseil de régence, et tout ira mieux. - Quoi! répond Lafayette, avez-vous le projet de faire la guerre au roi et de le forcer à

nous abandonner?

tera pas; phin. »

Non, général, le roi ne nous quits'il nous quitte, nous avons monsieur le dau

Il s'en fallait bien que le général fût à la hauteur de cette ésolution dictée cependant par le bon sens et par la nécessité, la première des lois. La séance du 23 juin, et le serment du Jeu de Paume, le rassemblement des troupes autour de Paris et le 14 juillet, les nouveaux complots de la cour révélés par les deux repas des gardes-du-corps, l'inquiétude publique portée à son comble, tout disait que Louis XVI ne pouvait plus rester à Versailles. A la vérité, unc responsabilité immense planait sur la tête de Lafayette, obligé de désobéir à la loi pour obéir au peuple. Membre de l'Assemblée nationale, législateur, sujet de la loi, soumis aux règles de l'obéissance militaire, ne pouvant agir hors du département sans un ordre du gouvernement, et cependant responsable à la fois, et de la tranquillité de Paris, et de la sûreté du roi menacée par un attroupement, peut-être par une insurrection, Lafayette sentait toute la difficulté de sa position, et tremblait devant les conséquences possibles de la résolution populaire. D'ailleurs, ses sentimens personnels, son estime pour le roi, malgré tant de fautes qu'on pouvait regarder comme des trahisons, sa pitié secrète pour la reine, qui lui paraissait être sous l'influence d'un mauvais génie ou d'une espèce de fatalité, l'espérance qu'il conservait toujours de les convertir ou de les enchaîner l'un et l'autre au système constitutionnel, lui faisaient repousser de toutes ses forces une participation à la nouvelle journée.

Fermement résolu dans son cœur à résister, Lafayette s'efforce de changer les dispositions des grenadiers; raisonnemens, instances, supplications, tout devient inutile. « Mon général, lui répond la députation, nous verserions jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour vous; mais

le peuple est malheureux, la source du mal est à Versailles; il faut aller chercher le roi et l'amener à Paris : tout le peuple le veut. »

Lafayette descend sur la place, harangue les compagnies de grenadiers, invoque leur serment à la nation, à la loi et au roi. On l'interrompt par les cris: A Versailles! à Versailles! En voyant les troupes maîtresses de la Grève, il espère reprendre sur elles son ascendant accoutumé ; mais ses aides-de-camp parcourent en vain les rangs, ils ne peuvent rien obtenir. Bailly, appelé au poste du péril par l'assemblée des représentans de la commune, traverse avec peine une foule furieuse et affamée, qui criait : Du pain! à Versailles! à Versailles: Il essaie de calmer l'orage et ne peut y réussir. Plusieurs grenadiers s'approchent de Lafayette, en le conjurant de marcher à Versailles, et de ne pas perdre le moment favorable de prévenir les complots des aristocrates. Cependant les ouvriers des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, ces deux grands ateliers de la révolution, arrivent comme les flots de la mer qui monte, et assiégent la place de Grève. Pres sée de tous côtés par le peuple, la garde nationale devient peuple. Elle sent, elle pense, elle s'exprime comme le peuple, comme lui elle crie: A Versailles! à Versailles! comme lui elle demande, elle veut, elle ordonne le départ pour Versailles. La foule, qu'elle contient encore, mais qui peut en un moment briser la barrière qu'on lui oppose, est prête à s'ébranler. Des menaces affreuses se font entendre contre Lafayette. La mort est là présente, horrible peut-être; et ce qui est plus effrayant encore, scènes de meurtre et de carnage peuvent se renouveler et faire de nombreuses victimes dans tous les rangs; la municipalité frémit à l'aspect de ce péril, sur lequel elle plane avec effroi du haut de l'hôtel-de-ville. Une lettre arrive enfin à Lafayette; c'était un ordre de partir pour Ver

des

sailles (1). Tous les yeux se dirigeat sur Lafayette avec une inquiète curiosité. Il prend la lettre, la parcourt, change de couleur, promène un regard triste et douloureux sur les nombreux bataillons qui couvrent la place de Grève, et met en marche une armée qui lui inspire encore de grandes alarmes. Il part accompagné de deux commissaires des représentans de la commune. Sa figure, quoique d'un calme presque inaltérable, exprimait une profonde douleur; les bravos qui s'élèvent en éclaircissent un peu les ombres, et l'on devine que l'espoir de gouverner les esprits et de prévenir de grands malheurs s'est glissé au fond de son cœur : ce jour fut une des plus terribles épreuves de sa vie.

L'Assemblée nationale délibérait en paix tandis que l'orage s'amoncelait sur Versailles. Le roi venait d'accéder aux divers articles de la constitution, mais il ne voulait les sanctionner qu'au moment de l'organisation définitive du pouvoir exécutif. Il ne s'expliquait que sur la déclaration des droits, en reconnaissant toutefois qu'elle contenait de très bonnes maximes. Les observations du gouvernement, quoique sages dans le fond, produisirent un effet d'autant

(1) Voici la teneur de cet ordre :

« Vu les circonstances et le désir du peuple, et sur les représentations de M. le commandant-général, qu'il est impossible de s'y refuser, l'assemblée autorise M. le commandant-général, et au besoin lui ordonne de se transporter à Versailles. » Au-delà de Chaillot, et après avoir établi l'ordre dans l'armée citoyenne, Lafayette monta en voiture avec deux commissaires des représentans de la commune. Il était d'une inquiétude extrême. « Qu'allons-nous devenir, disait-il, si le pont de Sèvres est occupé par les troupes? S'il faut le conquérir de force, tout ce peuple qui nous précède ne fera que nous embarrasser. Quant à moi, je suis censé être un rebelle. Mes amis, si je succombe, défendez ma mémoire. Vous voyez mes intentions, vous savez ce qui s'est passé; défendez ma mémoire. » L'un des commissaires répondit : « Croyez-vous, général, que nous resterions pour porter à Paris la nouvelle de votre malheur? Non, nous partagerons votre sort. » Dans la route, Lafayette, pressé de reparaître à la tête de la colonne, quitta les commissaires,en leva donnant rendez-vous à Versailles.

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