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confeillée & conclue; tout le monde en auroit jugé comme en jugerent & Philippe vainqueur & les Athéniens vaincus qui, témoins & acteurs dans l'événement, & pour ainfi dire encore fur le champ de bataille lui ont rendu une juftice que des differtateurs (a) lui refufent après plufieurs fiecles.

La ftatue que fes compatriotes lui ont érigée après fa mort, temps où le mérite & les actions des hommes font appréciés à leur jufte valeur, cette ftatue fur la bafe de laquelle on lifoit cette infcription, Si tu avois ell, Démofthene, autant de bravoure que tu avois d'intelligence, les armes de Macédoine n'euffent jamais triomphe de la Grece; cette ftatue, dis-je, n'eft-elle pas une preuve fuffifante de fa haute fageffe & de la profondeur de fa politique?

Pour en donner une idée, il faudroit en raffembler ici les différens traits épars dans fes Philippiques; mais ce détail nous meneroit beaucoup trop loin: ces morceaux détachés perdroient beaucoup auffi de leur mérite. Nous aimons mieux copier en entier la harangue fur le Gouvernement de la République d'après la traduction de M. l'Abbé Auger, qui nous a fourni presque tout ce que nous venons de dire des difcours & du mérite politique de Démofthene. Voici l'objet de cette harangue.

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Quand les Athéniens, à la fin de la guerre d'Egire, eurent fait une paix de trente ans avec les Lacédémoniens, ils réfolurent de mettre en réserve dans leur tréfor mille talens chaque année, avec défense, sous peine de mort, qu'on parlat jamais d'y toucher, à moins qu'il ne s'agit de repouffer les ennemis qui tenteroient d'envahir l'Attique. Cette loi s'obferva d'abord avec exactitude. Periclès enfuite, dans le deffein de faire fa cour au peuple, propofa de diftribuer aux citoyens un certain nombre d'oboles les jours qu'on célébreroit des jeux & des facrifices, & de à chacun une certaine rétribution pour le droit de présence dans les affemblées où l'on agiteroit les matieres d'Etat, fauf à reprendre en temps de guerre le fond fur lequel on feroit ces diftributions en temps de paix; mais le peuple y prit un tel goût qu'il ne voulut plus qu'on les retranchât en aucun cas. On alla plus loin: on établit qu'on employeroit ces mêmes fonds à toutes les dépenfes qu'entraínoient les jeux; il fut même défendu fous peine de mort, de propofer en forme de les rendre à leur premiere destination. Cette folle diffipation eut d'étranges fuites. On ne pouvoit la réparer que par des impofitions dont l'inégalité arbitraire perpétuoit les querelles entre les citoyens, & mettoit dans les préparatifs une lenteur qui, fans épargner la dépenfe, en ruinoit tout le fruit. Comme les artifans & les gens de marine qui compofoient plus des deux tiers du peuple d'Athenes, ne contribuoient pas de leurs biens, & n'avoient qu'à payer de leurs perfonnes, le poids des taxes tomboit uniquement fur les riches.

(a) M. l'Abbé de Mably.

Ceux-ci ne manquoient pas de murmurer & de reprocher aux autres que les deniers publics fe confumoient en fêtes, en comédies, en fuperfluités femblables. Le peuple, qui fe fentoit le maître, fe mettoit peu en peine de leurs plaintes, & n'étoit pas d'humeur à prendre fur fes plaifirs de quoi foulager des gens qui poffédoient, à fon exclufion, les emplois & les dignités. D'ailleurs il s'agiffoit de la vie, fi on ofoit feulement lui en faire la propofition en forme. Démofthene hafarda à deux différentes réprifes, d'entamer cette matiere, mais il le fit avec beaucoup d'art & de circonfpection, pour ne pas encourir la peine capitale portée par la loi. Cependant on avoit indiqué une affemblée pour délibérer fur un meilleur ufage à faire de ces fonds. Démofthene profitant de cette difpofition des efprits, monte à la tribune, & prononce un difcours, où après avoir parlé en peu de mots de l'objet de la délibération, il parcourt plufieurs abus & défordres qui régnoient dans le Gouvernement, & dont il follicite la réforme. Il voudroit qu'on indiquât une affemblée pour mettre de l'ordre dans l'adminiftration de la République & dans les préparatifs de la guerre. Il défireroit principalement que les citoyens ferviffent eux-mêmes, qu'on eût des troupes toujours fur pied, & qu'on mît à leur tête de bons Généraux. Il répond en même-temps au reproche que lui faifoient quelques-uns de ne fervir la République que par de belles harangues : & fait voir combien il eft avantageux à l'Etat d'avoir des citoyens zélés, généreux, défintéreffés qui accoutument le peuple à entendre des avis utiles, au lieu de le flatter, & de lui faire baffement la cour, pour l'affervir en le careffant, felon les vues intéreffées de tant de généraux & d'orateurs mercénaires. Il compare la conduite des Athéniens du temps paffé avec celle de fes contemporains, fur-tout pour la maniere de récompenfer les citoyens & les étrangers. Il pourfuit le même parallele fur plufieurs autres articles. Il oppose les Athéniens à eux-mêmes, leurs propres décrets à leur indolence, la fierté de leurs fentimens à la foibleffe de leurs troupes,

&c.

Harangue de Démofthene fur le gouvernement de la République d'Athenes.

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AR rapport à l'objet qui nous affemble, je veux dire les fonds que nous avons entre les mains, il n'eft pas facile, Athéniens, ni de se faire un mérite auprès de ceux qui jugent les diftributions nuifibles à l'Etat, en condamnant les Miniftres qui diftribuent aux particuliers les deniers publics; ni de plaire à ceux d'entre vous qui ont befoin de ce fecours, en approuvant les largeffes faites aux dépens du tréfor.

Ce n'eft pas en vue du bien général que les uns ni les autres approu vent ou condamnent l'ufage des diftributions, mais fuivant qu'ils fe trouvent dans le befoin ou dans l'aifance. Pour moi, je ne cherche ni à vous faire retenir cet usage, ni à vous le faire abandonner; je vous exhorte feu

lement à réfléchir & à confidérer que l'argent qu'on diftribue, eft peu de chofe; mais que l'abus qui accompagne la diftribution eft de conféquence. Si vous décidez qu'en recevant les deniers de l'Etat, on fera tenu de le fervir; loin de vous faire aucun tort, vous vous procurerez le plus grand bien à vous & à la République, mais fi une fête, fi le moindre motif autorife la diffipation de ces deniers, & qu'on ne veuille pas même entendre parler des fervices dont ils doivent être le prix, prenez garde d'être bientôt forcés de blâmer une conduite que vous approuvez aujourd'hui. Ecoutez, Athéniens, fans m'interrompre, ce que je vais vous dire, & ne me jugez qu'après m'avoir entendu. Voici quel eft mon avis.

Il faut indiquer une affemblée pour mettre de l'ordre dans l'adminiftration de la République & dans les préparatifs de la guerre, comme on en a indiqué une pour les diftributions. Que chacun de vous fe porte avec ardeur, non-feulement à écouter là-deffus de bons confeils, mais encore à les fuivre, afin de ne plus compter que fur vous-mêmes, fans vous informer de ce que font tels ou tels. Les deniers du tréfor, les contributions des alliés, celles des particuliers qui fe perdent en dépenfes fuperflues, vous devez les partager également en vous rendant utiles, ceux d'entre vous qui font en âge de porter les armes, par le fervice militaire, ceux qui ont paffé cet âge, par les emplois de la judicature & de la police, ou enfin de quelqu'autre façon. Vous devez fervir vous-mêmes, ne céder à perfonne cette fonction de citoyens, composer vous-mêmes une armée, qu'on puiffe appeller l'armée de la République, par-là, vous ne manquerez pas d'argent, & vous ferez ce que la patrie exige de vous. Mettez un bon général à la tête de votre armée, & ne perdez pas le temps, comme vous faites, à juger vos généraux; car voici à quoi fe réduifent vos délibérations; un tel, fils d'un tel, a dénoncé un tel comme criminel d'Etat, & rien de plus.

Que gagnerez-vous en fuivant mes confeils? D'abord vos alliés vous feront attachés, non par la crainte des garnifons, mais par la conformité des intérêts. Outre cela, vos généraux à la tête des troupes étrangeres, ne pilleront pas les alliés, lorfqu'ils ne verront pas même l'ennemi (conduite où ils trouvent leur avantage, & dont tout l'odieux retombe fur la République); mais fuivis de nos citoyens, ils feront aux ennemis ce qu'ils faifoient aux alliés. Ajoutez, qu'il eft beaucoup d'affaires qui demandent votre présence; & s'il eft utile pour les guerres, qui ne regardent que nous, d'avoir une armée d'Athéniens, cela eft néceffaire pour celles qui intéreffent tous les Grecs. Si vous confentiez à refter tranquilles, indifférens fur les intérêts de la Grece, ce feroit autre chofe; mais vous prétendez à la prééminence, vous voulez régler les droits des autres, fans avoir encore levé, fans être du moins dans la réfolution de lever une armée qui veille à la confervation de ces droits. Tandis que vous n'agiffez pas, que vous ne vous montrez pas même, le peuple de Mitylene & ce

lui de Rhodes ont perdu leur liberté. Les Rhodiens, dit-on, font nos ennemis; mais, certes, d'après notre fyftême, nous devons plus haïr les Etats oligarchiques, que les peuples libres, quelque fujet que nous ayons d'en vouloir à ceux-ci; mais je reviens à mon objet, & je dis, qu'il faut mettre de l'ordre parmi vous; il faut que, dans l'Etat, ceux qui en reçoivent des largeffes, lui rendent des fervices.

Je vous ai déjà parlé là-deffus; je vous ai expofé l'ordre qu'on devoit mettre dans l'infanterie, dans la cavalerie, & parmi ceux qui font difpenfés de fervir, enfin les moyens de vivre tous dans une honnête abondance. Ce qui m'a le plus découragé, le voici, je ne le diffimule pas. J'ai propofé alors plufieurs projets auffi beaux qu'importans; tout le monde les a oubliés, perfonne n'oublie les deux oboles. Deux oboles ne peuvent être eftimées plus de deux oboles; mais on doit préférer aux trésors du Roi de Perfe ce que je difois au fujet des diftributions; ce qui tendoit à tenir bien réglée & bien préparée, une ville fournie, comme la nôtre, de cavalerie, d'infanterie, de vaiffeaux & de revenus.

Pourquoi donc, dira quelqu'un, parler encore de réglemens & de préparatifs? C'est que je prétends, puifque tout le monde convient de l'utilité de ce dernier article, & que quelques-uns font contraires aux diftributions je prétends que vous devez commencer par-là, & donner la liberté de dire ce qu'on penfe à ce fujet, Car, & c'eft une vérité, fi on vous perfuade dès aujourd'hui, qu'il eft temps de tout difpofer pour la guerre, les choses feront prêtes quand vous en aurez befoin; mais fi vous négligez tout préparatif comme inutile pour le moment, il faudra vous préparer, lorfqu'il faudroit agir.

Quelqu'un, non pas un homme du peuple, mais un de ces Miniftres, qui feroit au défefpoir qu'on fuivit mon confeil, difoit un jour : Que nous revient-il des harangues de Démofthene? Il monte à la Tribune quand il lui prend envie; il vous étourdit de fes belles phrases; il déclamé contre le Gouvernement actuel, fait l'éloge de vos ancêtres, échauffe votre inagination, & vous laiffe là.

Et moi je pense, Athéniens, que quand même je ne pourrois vous déterminer qu'à faire une partie de ce que je vous propofe, je procurerois à la République de fi grands avantages; que fi j'effayois d'en montrer toute l'étendue, plufieurs d'entre vous ne pourroient croire la chofe poffible.

Il me femble d'ailleurs que ce n'eft pas vous fervir peu, que de vous accoutumer à entendre des vérités utiles. Car il faut qu'un Orateur, bien intentionné pour la République, travaille d'abord à guérir la délicateffe de vos oreilles, qui font devenues difficiles, par l'habitude de n'entendre que des fauffetés agréables, toute autre chofe enfin que des vérités falutaires. Par exemple, qu'on m'écoute jufqu'au bout fans m'interrompre. On a dernierement foncé de tréfor: tous les Orateurs font montés à la Tribune :,, C'en » eft fait, difoient-ils, de la République; il n'y a plus de loix. “ Voyez, Tome XV.

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Athéniens, fi ma réflexion eft jufte. Cette violence méritoit la mort, mais elle n'attaquoit pas la République. On a volé nos rames tous crioient qu'il falloit mettre le coupable à la torture, le battre de verges, difant encore que ç'en étoit fait de la République. Que dirai-je à ceci? Le second vol, comme le premier, méritoit la mort, mais la République pour cela n'étoit pas détruite. Qu'eft ce donc qui la détruit? On craint de le dire; je le dirai, moi ce font les défordres préfens. Le peuple mal gouverné, mal réglé, fans finances, fans ardeur pour le service, n'eft point d'accord avec lui-même. Le Général, ni aucun autre, ne fait cas de les décrets. Il n'eft même perfonne qui veuille dévoiler ou corriger ces défordres, perfonne qui entreprenne d'y remédier.

Mais, Athéniens, on vous tient encore d'autres difcours auffi faux que nuifibles à l'Etat, on vous dit:,, Votre falut eft dans les Tribunaux; c'est » par les fuffrages qu'il faut maintenir la République. "Dans les Tribunaux, felon moi, on regle les droits réciproques des citoyens; c'est avec les armes qu'on triomphe des ennemis, ce font les armes qui affurent le falut de l'Etat. Les décrets ne feront pas remporter la victoire à vos foldats; mais vos foldats, par leurs victoires, vous procurent l'avantage de porter librement des décrets, de faire hardiment ce que vous jugez à propos. C'eft dans vos armées qu'il faut être redoutables; vous devez être humains dans vos Tribunaux. Si on trouve ces difcours au-deffus de mon état, on a raifon, ils le font en effet. En parlant pour une République illuftre, & en traitant d'affaires importantes, l'Orateur doit s'élever au-deffus de fa condition, pour fe rapprocher de la dignité de vo

tre ville.

Mais pourquoi, Athéniens, aucun des hommes que vous honorez, ne parle-t-il de même que moi? Je vais vous le dire. Ceux qui ambitionnent les charges & un rang diftingué, vous font baffement la cour, & briguent vos fuffrages. Ils font jaloux chacun d'être défignés Généraux, & non de fignaler leur bravoure. Celui même d'entr'eux qui feroit capable de former des entreprises, fier des exploits & du nom de cette République, espérant ne point rencontrer d'adverfaire, se bornant à vous amufer de belles promeffes, croit, & il n'a point tort, qu'il profitera lui feul de vos avantages. Il pense que fi vous ferviez vous-mêmes, il n'auroit que sa part, comme les autres, dans les actions, & dans le profit qui en reviendroit. Les Miniftres qui s'occupent de cette partie fe joignent aux Généraux, & négligent de vous donner de bons confeils. Autrefois on n'employoit les claffes des citoyens que pour les contributions; on les emploie aujourd'hui pour les affemblées. Un Orateur eft à la tête, il a fous lui un Général; tous deux font foutenus des plus riches de la ville. Pour vous, troupes fubfidiaires, vous êtes au fervice des uns ou des autres. De-là, que vous revient-il? On dreffe à celui-ci une ftatue d'airain; celui-là eft opulent; un ou deux citoyens dominent dans la République, les autres, fpectateurs

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