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recherche, elles se rencontrent dans le chemin, et, selon la force et l'attache différente de tous ces amours égarés, les uns ravissent ou diminuent l'honneur, le plaisir ou le bien des autres, qui sont tous ces moyens et tous ces objets; et par ce combat intérieur, qui est une suite infaillible du premier renversement de l'ordre, les liens de la société naturelle sont brises, la mesure et le poids sont dans le déréglement et la décadence, et toutes les vérités qui réglaient l'ordre sont violées lorsque presque tous sortent de leur place, troublent les autres dans la leur, et se ravissent la liberté et l'usage de leurs moyens.

Il n'est pas besoin maintenant de venir à des exemples particuliers, nous voyons assez dans cette idée générale, qui est l'égarement des volontés et la source de toutes les injustices, et nous voyons en même temps qu'elles ont tout cela de commun, qu'elles sont comme autant de fausses règles opposées à celles de la vérité. Il n'est pas nécessaire non plus de venir au particulier des autres préceptes de justice qui dérivent de ces premiers que nous avons touchés, il suffit de remarquer que ces premiers principes qui, par leur clarté, persuadent l'entendement, sont en même temps comme des sources de lumière, d'où découlent toutes les lois particulières, qui règlent l'ordre dans les diverses occasions, et qui, toutes, ne paraissent et ne sont en effet véritables que dans la dépendance et dans la participation de la vérité de ces premiers, qui se font voir par elles-mêmes, et font voir les autres en elles, comme cette lumière corporelle qui nous éclaire se voit ellemême par elle-même, et nous fait voir tout le reste que nous voyons, sans qu'il soit possible de rien voir que dans elle et par elle seule.

Et il est si certain que toutes les lois particulières sont des suites de ces premières vérités, que la contrariété même qui se trouve entre elles selon les temps et selon les lieux, en est un effet; car cela mème est encore une vérité, que, selon les temps et selon les lieux, il faut différemment ou permettre ou défendre la même chose.

Tellement que, comme il n'y a aussi qu'une seule lumière pour tous les yeux, il n'y a aussi qu'une seule vérité et une seule justice pour tous les esprits; et comme l'œil ne peut rien voir sans la lumière, il n'y a point aussi de connaissance certaine, ni de précepte de justice, dont la vérité ne soit la forme et le modèle.

Il est donc vrai que la justice en elle-même est la vérité, et pour en donner une preuve qui ne laisse plus aucun doute, nous l'avons dans l'écriture, qui nous apprend que la justice de l'ange et de l'homme était de demeurer dans la vérité, et que leur injustice a été de s'en éloigner; aussi nous voyons que l'iniquité s'appelle mensonge dans le langage de l'écriture, Joan. 8. 44.,

et que, pour condamner ce mensonge, il n'y a que la vérité seule qui est offensée qui puisse juger, Joan. 14. 6.; c'est pourquoi elle dit d'elle-même dans l'évangile, que tout jugement lui a été donné, Joan. 5. 22., parce que pour juger il faut être au-dessus de ce que l'on juge, et que dans l'ordre que nous avons dit, elle seule est au-dessus de toutes choses.

De même encore dans la justice que nous exerçons, il n'y a qu'elle seule qui soit la justice, et qui puisse juger, parce que toutes les injustices particulières, qui découlent de la première, sont aussi comme elle des éloignemens de la vérité; c'est pourquoi, lorsque Moïse donna des juges au peuple juif, exod. 18. 21, il choisit des hommes qui fussent remplis et animés de la vérité, Joan. 18. 38; et, par la même raison, en un sens contraire, nous voyons que ce mauvais juge, qui demandait ce qu'elle était, fut indigne de la connaître parce qu'il ne l'aimait pas, et n'en faisait pas la règle de ses jugemens.

Mais comment se peut-il faire que cette vérité, qui est la règle éternelle et immuable, et qui est elle-même le principe et la fin de tout, ne nous tienne pas dans l'ordre qu'elle nous prescrit, et où il lui serait facile de nous maintenir? c'est pour nous faire voir que ce n'est pas à elle, mais que c'est à nous à qui cet ordre est nécessaire; et c'est pour cela qu'elle en confie la conduite aux hommes, et leur sert de modèle s'ils veulent la regarder et l'aimer assez pour la suivre. Il est donc nécessaire que les ministres de la justice soient amateurs de la vérité, parce que c'est leur devoir de s'attacher à la règle, et de se mettre de son côté, afin de se rendre inflexibles comme elle, et de l'appliquer dans les rencontres où il est besoin de remettre l'ordre troublé. Et si un père de l'église a dit excellemment que notre vertu est l'ordre de l'amour, nous pouvons dire que notre justice est l'amour de l'ordre, comme elle est l'amour de la vérité qui le dispose; mais nous pouvons dire encore que, sans cet amour, on est incapable d'entrer dans les moindres fonctions de la justice. Et s'il ne nous est pas possible de le donner à ceux qui pourraient ne le pas avoir, nous espérons du moins de montrer l'indispensable nécessité qu'en ont tous ceux qui participent à ce ministère; et que même ce n'est pas assez qu'ils aiment la vérité s'ils ne l'aiment au-dessus de tout.

La première nécessité qu'il y a d'aimer la vérité sur toutes choses, est la même nécessité qu'il y a de la bien connaître. Il est important de la bien connaître, afin de la discerner de l'injustice pour ne prendre jamais le change, et ne se pas imaginer qu'on la suit, lorsqu'on ne suit que sa passion; mais pour la connaître de cette manière, il est plus nécessaire encore de l'aimer, qu'il n'est nécessaire de connaître les autres choses avant qu'on

les aime. Il faut donc aimer la vérité plus que tout pour la bien connaître; parce que si on ne l'aime pas de cette sorte, il faut de nécessité qu'on aime quelque erreur au-dessus d'elle par un autre amour qui ne pourra être qu'un amour aveugle, puisqu'il s'éloigne de la lumière, et, par conséquent, il sera impossible qu'on la connaisse; car si l'on aime, par exemple, son intérêt plus que la vérité qui s'y oppose, cet amour qui est dans l'erreur, élève un nuage contre cette lumière qui le condamne; et s'il arrive qu'elle soit si forte, qu'elle ne laisse pas de traverser ce nuage par quelque rayon, comme elle n'éclairera pas assez pleinement pour persuader, on opposera quelque raison à cette faible lumière qu'on ne peut couvrir; et comme on ne manque jamais de raisons, et que les plus fausses paraissent des vérités à celui qu'elles favorisent, cet amour aveugle s'y arrêtera, et l'on n'ira pas à la vérité pour la discerner, parce qu'on ne l'a pas aimée.

Que si, au contraire, on aime la vérité plus que l'intérêt, on s'élèvera jusques à elle, et on la discernera tellement dans sa lumière, qu'on ne saura être ni touché, ni ébloui d'aucun autre objet. Nous verrons tout cela dans un exemple de notre sujet.

Nous savons que parmi ces règles dont nous avons parlé, il y en a deux entre autres, dont l'une enseigne qu'il ne faut condamner personne sans l'avoir entendu, qui est le principe d'où dérivent tous les détails légitimes et l'ordre de nos procédures; et l'autre, qu'il faut rendre promptement justice pour ne pas souffrir long-temps l'injustice. Un juge désintéressé, qui, par son amour, ira jusqu'à la source et à la pureté de ces règles sans s'arrêter à son intérêt, verra clairement et sera tout persuadé qu'il faut considérer les longueurs des formalités comme un temps ennuyeux qui doit enfanter la vérité entre les parties, et non pas comme une occasion de profit, et dans cette lumière il discernera la mesure pour étendre, pour abréger ou pour supprimer tous les délais et tous les actes d'une procédure. Au lieu qu'un juge intéressé, qui n'aimera pas la pureté de ces règles, sera incapable de faire ce discernement, et sur la fausse règle de son intérêt il regardera tous les actes de chaque procès comme des occasions de gain qu'il faut embrasser, sans se mettre en peine d'avancer dans la connaissance de la vérité qu'il devait chercher.

Que s'il arrive que ce mauvais juge connaisse encore quelque rayon de cette lumière, et qu'il sache grossièrement qu'il faut garder l'ordre de la procédure; comme il ne peut se servir utilelement de cette connaissance obscure et sans amour ni discernement de la vérité, il mêlera cette petite lumière dans sa conduite, et se formera par ce mélange une image et une figure de vérité dans le mensonge qu'il embrasse, pour se flatter de la pensée qu'il a fait justice parce qu'il s'en rencontre quelque

ombre dans son avarice, et que les formalités ont servi de prétexte et d'illusion à son intérêt.

Et tout cela, c'est une suite nécessaire de ce que ce juge n'a pas aimé la vérité; car s'il l'avait aimée et qu'il l'eût été chercher jusque dans sa source, il aurait vu d'une part ce qu'il devait faire, et de l'autre il aurait appris que dans, toute l'étendue de ces règles, il n'y en a pas une seule qui parle pour son intérêt contre celui de la justice, et qu'au contraire elles ont toutes cela de commun, d'enseigner aux juges qu'ils doivent tout abandonner plutôt que d'en blesser la moindre, car autrement, ce ne seraient ni des règles, ni des vérités, si elles pouvaient fléchir pour si peu de chose, que pour tous les intérêts ensemble de tous les juges de

la terre.

S'il est donc très important de discerner la vérité dans les objets des passions, il est de nécessité de l'aimer au-dessus de tous ces objets, qui sont les nuages qui l'obscurcissent ou qui la couvrent, afin que son amour, plus fort qu'aucun autre, dissipe et traverse tous ces brouillards pour aller jusqu'à sa lumière, et que la connaissance qui suivra, fasse croître encore le même amour qui l'a produit; car l'amour et la connaissance de cette beauté sont comme les anneaux d'une chaîne qui nous y attache, chacun des deux étant également la suite de l'autre.

Outre cette première nécessité, il y en a un autre bien plus importante, qui oblige tous les ministres de la justice d'aimer la vérité au-dessus de tout, parce qu'ils doivent toujours être en état d'entreprendre et de quitter tout, plutôt que de l'abandonner; et que c'est elle qui doit être le motif universel et comme l'âme de leur conduite, afin que dans les occasions difficiles ils l'embrassent et la défendent au péril de tout, et que dans toute la suite de l'exercice ordinaire de leurs fonctions ils travaillent pour elle avec une fidélité et une égalité qui fasse voir que c'est elle principalement qu'ils cherchent, et que nul autre amour ne les en sépare, ni n'altère son intérêt par le mélange d'aucun autre.

Pour comprendre le besoin de cet amour, il faut seulement faire une réflexion, que l'expérience peut rendre également facile à tout le monde. Que l'objet que l'on aime au-dessus de tout, ne manque jamais de faire deux choses sur la volonté; l'une, qui l'attire si puissamment par son amour, qu'elle ne saurait s'arrêter sur aucun objet qui fût incompatible avec celui que nous supposons qu'elle aime plus que tous les autres; et l'autre, qu'il se rend le maître absolu de tous les mouvemens de la volonté, qui tous se portent vers cet objet par une pente générale et continuelle qui se découvre dans toute la conduite de la vie.

Ainsi, si un homme aime le bien plus que toutes choses, il faut de nécessité qu'il laisse périr son ami, et qu'il s'expose soi

même plutôt que son bien, autrement ce ne serait pas le bien qu'il aimerait plus, et il faut encore que cet amour paraisse dans toute la suite des actions, qui ne manqueront pas de tendre ou à l'augmenter ou à la conservation de ce bien.

De même, au contraire, si l'on aime la vérité par dessus tout, on sera en état de quitter tout, plutôt que de l'abandonner, et l'on sera encore dans cette disposition générale de travailler toujours pour elle dans toutes les rencontres où il s'agira de son intérêt; et s'il arrivait autrement dans l'un et l'autre de ces deux exemples, il ne serait pas véritable, comme nous l'avons supposé, qu'on aimât ou le bien ou la vérité au-dessus de tout; car enfin, si l'on aime quelque chose plus que tout le reste, on ne va jamais proprement que là, et l'on y va de toutes ses forces.

Et cette grande puissance de l'objet qu'on aime, vient de la nature de l'amour; parce que, comme l'amour est le poids de la volonté, quelque part qu'elle aille, c'est toujours ce poids qui l'y porte; et si elle va vers son centre qui est cet objet, il faut qu'il l'y porte de toute sa force, sans qu'aucune résistance puisse arrêter la rapidité de son mouvement, et lors même que cet objet lui est ravi, sa pente ne s'arrête pas, il le cherche encore à travers de tous les obstacles; et selon les diverses impressions dont il sera touché dans les états différens où cet objet se rencontrera, cet amour qui est le maître, ou plutôt qui est lui-même tous les mouvemens de la volonté, en prendra toutes les figures; et soit qu'il poursuive dans le désir, soit qu'il combatte ses ennemis dans la colère, ou de quelque autre mouvement enfin qu'il s'anime, c'est toujours l'amour qui court à son centre. Comine l'eau qui sort de la terre par toutes les sources pour couler par les rivières jusqu'à la mer, quelque impression et quelque détour qu'elle reçoive de toutes les choses par où elle passe, c'est toujours la même eau qui coule à la mer.

Cette puissance si souveraine de l'amour, qui le rend le principe et la source de tous les mouvemens de l'âme, et qui le met au-dessus de tout ce qui n'est pas son dernier objet, est si grande, que l'écriture la còmpare à celle de la mort (1), pour nous faire entendre que rien n'est plus fort que l'amour, et qu'il est invincible comme la mort même.

Que si cette force est capable des entreprises et des prodiges que nous voyons dans l'amour funeste des avares, des ambitieux, et de tout le reste des hommes passionnés, elle doit être bien plus grande encore et plus naturelle dans l'amour de la vérité; car il faut remarquer que cette force est un effet de l'attache à l'objet qu'on aime, et que plus on est esclave de cet objet, plus aussi est-on détaché et comme élevé au-dessus du reste; de sorte que plus il y a de stabilité dans l'objet où l'on s'attache, plus il y a (1). Cant. 8. 6.

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