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divine, comme il est l'unique législateur par la lumière naturelle de ces premiers devoirs qu'il a répandue dans l'esprit de l'homme; et comme toutes les lois particulières que les hommes ont faites ne sont que des productions de cette lumière divine, toute l'autorité des juges n'est aussi qu'une dépendance et une participation de l'autorité et de la puissance de Dieu. C'est par cette raison qu'il est dit si souvent dans l'écriture que les juges exercent le jugement et la puissance de Dieu, et qu'ils sont même appelés des Dieux, parce qu'ils participent au ministère de juge, qui est propre à Dieu, et qu'ils sont les dépositaires et les dispensateurs de sa lumière et de son autorité; et il semble que c'est par une impression de cette première lumière naturelle restée parmi les ténèbres du paganisme, que quelques anciens ont eu cette pensée, que les jugemens devaient se prononcer sur les autels comme une fonction divine.

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Et c'est encore par cette même raison, et faire voir que la fonction de juge est une fonction divine, que Dieu ayant conduit l'homme par trois divers degrés de cette lumière des devoirs de l'homme, qui font ces trois états de l'homme, qu'on appelle la loi de nature, la loi écrite, et la loi de grace, chacun de ces états a eu son législateur et son juge, qui n'ont exercé cette fonction que dans la lumière et l'autorité divine, et comme un ministère divin.

Dans le premier état, Dieu a paru lui-même le législateur et le juge pendant le temps qu'on appelle la loi de nature; il a fait la fonction de législateur par la lumière naturelle inspirée au premier homme et à ses enfans, quoiqu'en des manières différentes; et il a fait la fonction de vengeur de la loi et de juge, mais de juge universel, par la punition générale de tous les hommes dans le déluge; et il a signalé par ce miracle prodigieux la grandeur de son nom de juge.

Dans le second état, il a établi un homme à sa place, qu'il a fait le législateur et le juge de la seconde publication de sa loi; et pour faire voir que cette qualité était encore dans cet homme une fonction divine, il l'a accompagnée d'une infinité de punitions miraculeuses et d'autres miracies.

Et dans le troisième état, il a établi un nouveau législateur et un nouveau juge, qui a publié la dernière perfection de cette loi; mais, parce que ce nouveau juge était non-seulement juge et législateur, mais encore, s'il nous est permis d'user de ce mot, justificateur et réparateur de l'homme, pour le rétablir dans la perfection de la justice, et que la fin principale de ce nouveau législateur était, non de punir l'homme, mais de le justifier, il a divisé son ministère en deux temps; et, au lieu que Moïse a fait en même temps la double fonction de législateur et de juge, et fait éclater l'une et l'autre par plusieurs miracles, Jésus-Christ

n'a fait dans son premier avénement que la fonction de législateur, avec une infinité de miracles, de justificateur et libérateur; et il a réservé sa fonction et ses miracles de juge à son second avénement, où il paraîtra comme le seul juge à qui tout le jugement a été donné, ainsi qu'il a dit de soi-meme: mais cependant il laisse dans l'univers l'exercice de son double ministère à deux sortes de puissances qui le partagent; et comme il est juge et tout ensemble justificateur, il laisse le ministère intérieur de la justification aux ministres de son église, et ce ministère forme la religion, qui est la justice des cœurs; et il laisse le ministère extérieur de juge et de vengeur à tous les juges, qu'il rend les dispensateurs de la lumière divine des lois, et les dépositaires temporels de son autorité et de sa puissance, pour venger et maintenir l'ordre de ces lois, en réprimant les désordres extérieurs que commettent contre cet ordre ceux que le ministère spirituel de la religion n'a pas retenus, et qui troublent en public et dans l'extérieur ou la dépendance de Dieu, ou la société des hommes, ou le bon usage des créatures, qui sont les devoirs généraux des hommes.

Nous voyons, par cette suite de la conduite de Dieu pour la justice, que les juges sont les dépositaires et les dispensateurs de la lumière et de l'autorité divine, et qu'ils tiennent dans cette fonction la place de Dieu. Cette grandeur de la fonction des juges doit imprimer plus de terreur dans leurs esprits par la vue d'un ministère si redoutable, qu'ils n'en peuvent imprimer euxmêmes sur les particuliers qui leur sont soumis, et elle doit en même temps leur faire connaître les qualités qu'ils doivent avoir pour s'acquitter de ce ministère.

Puisque les juges sont les dispensateurs de la lumière divine des lois, leur première qualité c'est la lumière et l'intelligence pour discerner la justice d'avec l'injustice; et puisqu'ils sont les dépositaires de l'autorité divine, leur seconde qualité c'est la force et le courage pour soutenir cette autorité, et maintenir la justice contre l'injustice; mais ces deux qualités si nécessaires à tous les juges ne peuvent subsister sans une troisième, qui est l'amour de la justice, sans lequel le juge ne peut avoir ni aucune lumière, ni aucune force; et c'est ici la grande règle du devoir des juges.

C'est pour nous faire comprendre l'importance de cette régle, que le livre de la sagesse, qui commence par s'adresser aux juges comme à ceux dont le devoir est le premier de tous les devoirs, commence ce premier devoir par ce précepte qui ren – ferme tous les autres: aimez la justice, vous qui jugez la terre. Sap. 1.

Pour comprendre la force et l'étendue de cette parole, il n'y a qu'à comprendre la force et l'étendue de l'amour, et qu'elle est

la nature de ce principe de toutes les actions des hommes. Comme l'homme ne peut agir que pour une fin, et que la fin n'est autre chose qu'un objet qui plaît, et qui attire la volonté, c'est la pente vers cette fin qu'on appelle amour. Ainsi, c'est l'amour qui est le principe universel de toutes les actions des hommes: ce qui a fait dire à un père de l'église, que l'amour est un poids qui nous porte à tous les objets, où nous nous portons comme les autres créatures se portent par leur poids au lieu qui leur est naturel. St. Aug. Car, comme Dieu a donné le poids et les autres pentes naturelles aux créatures, qui les portent chacune en son lieu pour conserver l'ordre de l'univers, il a donné l'amour à l'homme comme une pente qui doit le porter à cet ordre, dont nous avons parlé, qui fait sa justice de sorte que, comme les particuliers ne peuvent se porter à leurs devoirs que par l'amour, le devoir des juges consiste dans l'amour qu'ils doivent avoir pour l'ordre universel; mais cet amour est singulièrement et absolument nécessaire pour conserver la lumière et la force des juges, qui sont les fondemens de tous leurs devoirs.

Pour ce qui est de la force, on jugera de la nécessité qu'il y a d'aimer la justice pour conserver cette force, si on fait réflexion sur deux effets naturels de l'amour, et qu'il ne manque jamais de produire. Comme l'amour est un poids et une pente, il s'ensuit, et c'est le premier effet de l'amour, que la même volonté ne peut jamais se porter à deux objets contraires, non plus qu'elle ne peut avoir deux pentes opposées; car, comme il est dit dans l'évangile, ces deux objets opposés sont deux maítres qu'un méme esclave ne peut servir. Mat. 6. 24.; et il s'ensuit aussi de cette pente, et c'est le second effet de l'amour, qu'étant un poids, on ne manque jamais de se porter à l'objet qu'on aime, et qu'on s'y porte de toutes ses forces: ce qui a fait dire à saint-Paul, que l'amant est esclave de l'objet qu'il· aime, que celui qui aime la justice est esclave de la justice, et que celui qui aime l'injustice est esclave de l'injustice, parce que l'amant est comme l'esclave qui ne possède et ne fait rien que pour son maître. Rom. 6. C'est dans cette pente et dans cette attache que consiste la force infinie de l'amour, que l'écriture compare à la force invincible de la mort; car, comme rien ne résiste à la puissance de la mort, il n'y a rien aussi dans l'homme *qai résiste à la puissance de l'amour. Cant. 8. 6.; et c'est au contraire l'amour lui-même qui fait agir toutes les puissances de l'homme, et qui les fait agir de toutes leurs forces: il est facile de comprendre sur ces principes, que si un juge n'aime la justice, il n'aura aucune force pour la soutenir; et que si au contraire il aime quelque objet opposé à la justice, il n'aura de la force que pour l'injustice.

Que si l'amour de la justice est si nécessaire pour conserver

la force du juge, il ne l'est pas moins pour conserver sa lumière et sa connaissance; car c'est le propre de l'amour qu'il ne reçoit point d'autre impression que de ce qu'il aime c'est cet objet qui fait toute sa lumière et tout son attrait par la vue du bien qu'il y trouve, qui l'attire et l'assujettit, et ce n'est que par cette lumière qu'il forme sa conduite, et qu'il juge ensuite des autres objets. Ainsi, celui qui aime la justice reçoit les impressions de la lumière de cet objet; il s'y soumet et s'y assujettit, et c'est ensuite par cette lumière qu'il se conduit et juge du reste. Et de méme au contraire, ceux qui aiment par d'autres amours qu'on appelle les passions, c'est-à-dire, les maladies de la volonté qui sont toutes ses pentes à d'autres objets que la justice, ils reçoivent les impressions et les attraits des objets de ces passions qui leur tiennent lieu de lumière à laquelle ils s'assujettissent, et c'est ensuite par ces fausses lumières qu'ils s'aveuglent dans leur conduite et dans le jugement des autres objets. Nous voyons, par cet effet de l'amour, que celui de la justice doit être la lumière des juges comme il est leur force, et que s'ils en manquent, ils tomberont dans l'aveuglement et dans la faiblesse. Après l'ouverture de ces principes généraux des devoirs des juges et des causes qui peuvent les corrompre, il est facile de connaître le détail de toutes les causes particulières de la corruption des juges. Tout ce qu'un juge peut aimer contre la justice, parens, amis, présens, tous ces objets et tous les autres semblables qu'on peut penser, sont autant de causes qui peuvent corrompre les juges, parce qu'ils sont des objets dont l'amour peut obscurcir la lumière et affaiblir la force du juge, et c'est par cette raison que les lois civiles ont pourvu à les retrancher. Elles ont, par exemple, défendu aux juges de connaître des causes de leurs proches, parce qu'elles ont supposé qu'on a de l'amour pour ses parens, pr. 44, 45, s. i. 399. 332, et que l'amour de leur intérêt pourrait emporter celui de la justice; elles ont défendu les présens, car on ne peut les recevoir sans les aimer, et ceux qui les donneut. P. 177. Il en est de même de toutes les autres précautions des lois pour prévenir la corruption des juges. Toutes les récusations ne sont établies que sur ce fondement d'ôter au juge l'occasion d'un objet dont l'amour pourrait être opposé à celui de la justice; mais, parce que les lois n'ont pu défendre aux juges toutes ces sortes d'occasions, ils doivent eux-mêmes employer leur Inmière et leur force, ou pour résister aux affections qui peuvent les corrompre, ou pour s'abstenir de rendre justice lorsqu'elles les mettent en péril de s'en affaiblir.

Que si les juges sont obligés de résister aux affections secrètes qui peuvent les affaiblir, ils sont bien plus obligés de se dépouiller des passions ouvertes qui ne sont pas de simples mouvemens, mais qui sont des emportemens violens de la volonté qui produisent les injustices les plus capitales: l'amour de l'ar

gent, par exemple, ou le désir de se venger, sont des amours violens qui entraînent tellement l'esprit et le cœur du juge, qu'il s'abandonne aux dernières corruptions; il vend ou la justice, ou l'injustice, ou la punition, ou l'impunité, pour l'objet de son amour, qui est l'argent; il sacrifie à l'amour de la vengeance les justes intérêts de son ennemi, et, prostituant à ses passions l'autorité de Dieu dont il tient la place, il le fait servir à son injustice.

Tout le monde comprend et abhorre l'excès de cette espèce d'iniquité, qui est le comble de l'injustice, et rien ne peut si justement attirer la haine publique, parce que c'est le dernier renversement de l'ordre public, et une profanation sacrilége des premiers fondemens de la loi divine. Cette loi, dont l'esprit est toujours notre première règle, condamnait à la mort les particuliers qui s'élevaient à la moindre insolence contre la loi, parce que c'était s'élever contre Dieu même, auteur de la loi, Anima quæ per superbiam aliquid commiserit, quoniam adversus Dominum rebellis fuit, peribit. Num. 15. 3o. Les juges pouvaient venger par la mort la rebellion des particuliers; mais pendant que les juges jouissent et abusent de l'autorité, qui vengera leurs injustices? Un saint juge et un saint roi souhaite pour la punition des mauvais juges la précipitation du haut des rochers, parce que, comme les juges sont élevés au haut du rocher, et unis à la pierre, selon l'expression de l'écriture, c'est-à-dire à l'immutabilité de la justice et de l'autorité divine, rien n'est plus naturel pour leur punition qu'une chute proportionnée à la profanation qu'ils ont faite d'un ministère si élevé que celui de juge, et le souhait de ce prophète arrivera d'une manière invisible à tous les juges qui auront profané ce ministère par leurs injustices.

Ce sujet et tout le reste du devoir des juges mériteraient un plus long discours; mais il faut finir; et comme nous avons vu que tous les devoirs des juges se réduisent à conserver la lumière et la force par l'amour de la justice, nous ne pouvons mieux finir que par trois paroles qui sont trois oracles de la sagesse divine, qui contiennent ces trois préceptes du devoir des juges, erudimini qui judicatis terram. Psal. 2. 10. Instruisez-vous, juges de la terre, et remplissez-vous de la lumière de la justice. Noli quærere fieri judex si non valeas virtute irrumpere iniquitates. Eccle. 7. 6. Ne vous exposez pas à vous faire juges si vous n'avez la force de résister à l'injustice, et d'en briser les efforts et la violence. Diligite justitiam qui judicatis terram. Sap. 1. Aimez la justice, vous qui jugez la terre, afin que l'attrait de cet objet soit votre lumière et votre force contre toutes les fausses lumières et tous les efforts des amours contraires.

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