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plus dur que celui des mercenaires à perpétuité (1). Donc, voilà des esclaves qu'on ne peut pas vendre. C'est là un progrès considérable.

Mais voici une opinion rétrograde. Les chrétiens pourraient, sans péché, réintroduire l'esclavage parce que cette sujétion n'est ni en opposition avec la loi universelle positive, ni contraire aux règles du christianisme. Cependant, Thomasius fait des réserves sur ce dernier point en disant que cet usage n'est pas légitime entre chrétiens; quant aux infidèles, il renvoie à un ouvrage d'Alberti, que je n'ai pu avoir (2).

Un troisième jurisconsulte allemand, de la génération de Montesquieu, et savant d'une grande réputation, s'est prononcé sur l'esclavage. C'est Jean Théophile Heineccius (3). Il distingue entre les serviteurs mercenaires et les esclaves. L'esclavage se justifie, selon lui, parce qu'il y a des hommes qui sont, de leur nature, incapables de se gouverner ou de se procurer les moyens d'existence; donc de tels hommes font bien de se donner à un maître. Il y en a d'autres que leur pauvreté et les malheurs publics ou privés ont réduits à la triste nécessité de choisir ou la servitude ou la famine. Enfin, le droit de la guerre crée un grand nombre d'esclaves. L'esclavage par la naissance est la conséquence des causes légitimes d'asservissement qu'on vient d'exposer. Les enfants nés en servitude suivent la condition de leur mère. Le maître de l'esclave a le droit de lui imposer toute espèce de travail qui ne dépasse par ses forces; il a le droit d'en tirer tout l'avantage possible, de s'approprier ses enfants, de vendre l'esclave, ou d'en disposer d'une manière quelconque, sauf le cas où un esclave volontaire aurait stipulé qu'il ne pourrait être vendu. Le maître a sur son esclave le droit de vie et de mort; il peut le châtier, mais ne doit pas oublier que l'esclave est un homme ; et enfin le maître peut, à juste titre, se réserver un droit de patronage sur son affranchi.

(1) Ibid., § 28.

(2) Ibid., § 31.

(3) En allemand Heinecke; il naquit en 1681 et mourut en 1741. On trouve son opinion sur l'esclavage dans l'ouvrage Elementa juris naturæ et gentium, Halle, 1738, in-8°, L. II. chap. IV, page 418 et suiv.

Le point de départ de ce chapitre a été le droit romain. On a vu que parmi les savants qui l'étudient et qui le commentent, il ne s'est trouvé personne qui semble avoir contribué à faire évoluer les idées sur ce sujet dans un sens favorable à la liberté. La théorie juridique est restée à peu près stationnaire pendant bien des siècles. Sans doute le Code Noir est plus humain que le droit romain; il ordonne d'instruire les esclaves dans la religion; il leur accorde le droit de se marier; il prescrit pour leur entretien un minimum de nourriture et de vêtements; il assure un asile aux esclaves malades et infirmes ; il semble les protéger contre les mauvais traitements.

Mais, en revanche, le Code Noir renferme des insuffisances et des contradictions.

Le Code ne définit pas l'esclavage; donc il adopte en principe les définitions du droit romain.

Il laisse subsister le droit qui condamne à l'esclavage les enfants de parents esclaves.

Il ne révoque pas en doute la légitimité de l'esclavage fondé sur le droit de la guerre, bien qu'en pratique ce droit ait été détruit par le progrès du christianisme.

On est d'accord que l'esclavage ne doit pas exister entre chrétiens, et le Code Noir est tout à fait en désaccord avec ce principe.

Par la plus grande des inconséquences, on se permet de violer, à l'égard de la race noire, ce que l'on considérait en Europe comme le principe de la liberté civile et politique. L'esclavage est aboli en France mais subsiste dans les colonies régies par la loi du roi de France.

Donc ce n'est pas dans les progrès de la science du droit qu'il faut chercher l'origine des sentiments humanitaires qui, finalement, ont eu raison de l'esclavage.

CHAPITRE V

L'esclavage et la religion

On a dit comment les juristes et les législateurs se sont vus obligés de se prononcer, les uns théoriquement, les autres pratiquement, sur les questions qui se rattachent à l'esclavage. Il y avait un autre domaine de la pensée et de Factivité humaine où l'obligation n'était pas moins impérative. C'était le domaine de la religion. On ne voit pas que les religions païennes aient manifesté le moindre intérêt à ce sujet on sait que la philosophie ancienne n'a pas daigné s'en occuper sérieusement. Mais du moment où le christianisme commença à faire sentir son influence dans la société ancienne, du moment où des principes d'amour et de fraternité s'unirent à un sentiment de responsabilité morale devant l'Etre suprême, sentiment que le christianisme venait épurer et fortifier, alors s'engagea, fatalement, la lutte entre les mœurs du paganisme et ces nouveaux éléments.

Enfin le christianisme resta vainqueur. En effet, la théologie et la morale du paganisme ne pouvaient se mesurer avec la doctrine chrétienne sans être vaincus dans la théorie; mais en pratique la victoire s'est fait longtemps attendre; car, si la société occidentale s'est trouvée profondément modifiée sous l'influence de l'Evangile, il y eut toujours, et cela ne changera pas de sitôt, une forte proportion, j'allais dire la majorité des gens, qui n'était pas disposée à faire de cet Evangile la règle suprême de sa vie morale. A plus forte raison, le christianisme n'a pu effectuer brusquement la transformation de la société païenne. Cependant, en présence d'une institution aussi répandue que

l'esclavage et d'un usage aussi contraire à l'esprit de la nouvelle doctrine, les interprètes du christianisme n'ont pu se taire. Le caractère et l'effet de leur pensée et de leurs actes méritent d'être étudiés, d'autant plus que nous y trouverons les assises de la doctrine que nous voulons connaître.

Aussi tous ceux qui ont étudié l'esclavage dans un but quelconque ont-ils dû tenir compte du rôle du christianisme. A notre tour, donc, abordons ce sujet. Il va sans dire que j'en étudierai principalement l'aspect moderne. Le but de ce chapitre est de préciser le rôle de l'Eglise par rapport à l'esclavage afin de déterminer quelle importance il faut attribuer à l'élément religieux dans l'évolution de la théorie de l'esclavage avant Montesquieu. Nous arriverons ainsi à savoir quel était l'enseignement de l'Eglise sur cette question dans la période qui précède immédiatement la publication de l'Esprit des Lois. Mais puisque la tradition est la base de la doctrine catholique, il sera utile d'avoir des notions de ce qu'on peut appeler la tradition de l'Eglise, c'està-dire surtout la doctrine des Pères.

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La question de l'attitude de l'Eglise vis-à-vis de l'esclavage a fait l'objet de nombreux travaux (1). C'est Wallon qui, sans contredit, a étudié le plus à fond la doctrine des Pères (2). Je le suivrai donc, mais non pas aveuglément, parce qu'il me semble qu'il s'est laissé entraîner par son zèle à des affirmations injustifiées. Il veut que l'Eglise ait combattu avec énergie l'esclavage (3); et, à ne le comparer

(1) Consultez le catalogue sur fiches de la Bibliothèque nationale, au mot Esclavage; le catalogue de la librairie française, de Lorenz et Jordell; la bibliographie donnée par Viollet, dans son Précis de l'histoire du droit civil français, page 342; Villemain, Dix-huitième siècle, tome I, page 385 et suiv.; le Globe de 1828, numéros 34, 94, 101; et enfin les ouvrages cités dans ma bibliographie au nom de Biot, Yanoski, Wallon.

(2) V. l'Histoire de l'esclavage de l'antiquité, 2e édit., tome III, chap. 8, 9, 10.

(3) Ibid., tome III, pages 295, 364, 387.

qu'avec lui-même, on constate que c'est aller trop loin. Mais ces réserves faites, le travail de Wallon, dont j'admire la profonde érudition, me permettra de montrer quel fut le rôle du christianisme, en contact avec le paganisme. C'est là le point de départ de ce chapitre. Puis nous verrons quelles modifications le temps a fait subir à cette doctrine. Et, arrivé à l'époque de Montesquieu, je m'efforcerai de reconstituer la doctrine de l'Eglise moderne (1).

En premier lieu, il est constant qu'en conformité avec l'Evangile, les doctrines et les exemples des apôtres, les Pères de l'Eglise ont proclamé l'égalité des hommes devant Dieu et la fraternité qui devrait régner parmi eux (2). Si l'homme est fait à l'image de Dieu, si tous les hommes ont une même origine, si Jésus-Christ est mort pour tous, s'il r'y a pour tous qu'une loi suprême, la loi morale, si tous sont appelés à comparaître à la barre de la justice absolue, les distinctions sociales et les objets de l'ambition humaine subissent forcément de profondes modifications. Mais il faut remarquer que ces changements n'auront lieu que chez les hommes qui acceptent la suprématie de la religion chrétienne; et tant que leur nombre sera restreint, l'influence des idées qu'ils professent sera nécessairement bornée.

La doctrine chrétienne conduirait à l'abolition de l'esclavage. Mais c'était là une chose que les apôtres n'avaient point cxigée; et les pères de l'Eglise, même après les persécutions, ne se trouvaient point en de meilleures conditions pour l'imposer; car, après comme avant l'établissement public du culte, c'était toujours, même sous les princes chrétiens, la société ancienne, liée par toutes ses habitudes à l'institution de l'esclavage. Il fallait plus qu'une loi pour modifier un tel état de choses ce changement était une révolution; et, pour l'opérer d'une manière durable, ce n'était point l'esclave qu'il semblait urgent d'ôter au maî

(1) Il faut tout d'abord reconnaître que le sujet est immense. L'auteur regrette des insuffisances que les limites de son travail et de son érudition lui imposent; mais il ne croit pas cependant avoir fait une étude superficielle et inutile.

(2) V. Wallon, op. cit., tome III, page 296 et suiv.

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