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intime des intérêts de la colonie, et remonte avec une grande exactitude à la source de ses désastres.

Mais l'ami auquel je dois mes principaux renseignements à tous égards, est la personne à qui je fais allusion dans le chapitre VIII de cet ouvrage, Je regrette sincèrement que l'infortune l'ait poursuivi au point de ne pouvoir, en le nommant, lui exprimer ma reconnoissance pour ses bontés. A peine échappé à la vengeance des impitoyables Santhonax et Polverel, il crut pouvoir retourner à SaintDomingue veiller à ses propriétés, et il est encore retombé dans les mains de ses ennemis! Il trouva cependant moyen, avant sa détention actuelle, de m'envoyer plusieurs papiers précieux, entr'autres une copie de cette pièce si importante et si curieuse, le testament d'Ogé, dont il est parlé dans le quatrième chapitre, et qui est imprimé en entier parmi les notes additionnelles et les explications, à la fin de mon ou

vrage. Quoique j'eusse souvent entendu parler de cette pièce, qui (si elle eût été communiquée à temps, eût prẻvenu les scènes horribles qui ont eu lieu), je doutai long-temps de son existence. Sa suppression par les personnes auxquelles le malheureux patient la livra, paroît un acte d'une méchanceté si monstrueuse et si extraordinaire, que jusqu'à ce que j'eusse vu la pièce elle-même, je ne pus y croire. Si, comme mon ami me l'assure, M. Blanchelande eut part à cet atroce procédé, il a subi le juste châtiment de son crime; et quoique, malgré moi le croyant innocent, je déplore sa fin prématurée, je ne crains pas de dire que la perte de mille vies n'eût pas suffi pour expier une violation aussi énorme de la justice!

Tels furent les motifs qui m'induisirent à entreprendre cet aperçu historique de la partie française de SaintDomingue, et telles sont les autorités d'où j'ai tiré mes connoissances sur les

évènements calamiteux qui ont amené sa ruine. Cependant, je confesse avec naïveté que si, en ma qualité d'auteur, le public m'accorde quelque crédit, je ne suis pas certain que cet ouvrage ajoute à ma réputation. Tout écrivain doit s'élever ou s'abaisser en quelque sorte selon la nature de son sujet; et en cette occasion le tableau que j'expose n'a rien qui récrée l'imagination ou qui réjouisse le cœur. Les aspects qui s'offrent devant nous sont noirs et affreux; ce n'est ni le lieu ni le moment de peindre les beautés d'une nature encore vierge. Ces bosquets toujours verds, ces paysages superbes et romantiques qui, dans les régions du tropique, invitent partout l'œil, le fixent et l'élèvent jusqu'au créateur, font place aux maux de la guerre, aux horreurs de la peste, à des scènes d'anarchie, de désolation et de carnage. Nous avons à contempler l'esprit humain dans toute sa difformité, à voir l'homme sauvage, dégagé de son frein, exercer

des cruautés dont le simple récit comprime le cœur, et commettre des crimes inconnus jusqu'ici dans l'histoire, et même dans la fable (1).

Tout ce que je puis donc espérer et attendre, c'est que ma narration, si elle n'est amusante, sera du moins instructive. Cet assemblage d'horreurs produira son effet sur l'homme calme, réfléchi et disposé à la conviction. Elle exposera d'une part la déplorable ignorance et de l'autre la monstrueuse méchanceté parmi les réformateurs du jour qui, mettant en avant des plans de perfection et des projets d'amélioration dans l'état de la vie, plus que n'en permet la nature, allument dans les différentes classes du genre humain un feu dévorant qui ne peut s'éteindre que par le sang. Dire à de tels gens que les grandes et bienfaisantes modifications dans les ordres établis de la société, ne peuvent s'effectuer que

(1) Ici l'auteur rapporte des vers de Milton, dont nous avons cru ne devoir donner que le sens.

lentement parmi les plus basses classes du peuple, c'est prêcher dans le désert.

En leurs mains, la réformation, armée d'une faux plus destructive que celle du temps, moissonne tout et ne produit rien. Ils traitent de lâcheté la modération et la prudence. La force et la violence, selon eux, sont le seul remède pour guérir les préjugés de l'enfance fortifiés par l'habitude. Leur pratique est courte et hardie comme celle des autres charlatans; leur devise est guérir ou tuer.

Ces réflexions proviennent nécessairement de ce que prouvent les pages suivantes, que la révolte des Nègres de Saint-Domingue et l'insurrection des mulâtres, à qui on envoya Ogé comme ambassadeur, n'eurent qu'une seule et même origine. Ce ne fut pas l'impulsion forte et irrésistible de la nature gémissant sous l'oppression, qui excita ces deux classes à plonger leurs poignards dans le sein de femmes inno

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