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démocratique et les classes dont je viens de parler. Faut-il s'étonner si les efforts de cette société, secondée par de semblables auxiliaires, agirent puissamment sur l'esprit de ceux à qui l'on apprenoit à considérer leur propre cause comme celle de toute la nation, et qu'ils en aient précipité quelques-uns dans les excès les plus barbares du fanatisme et de la fureur?

Parmi ces malheureux qui résidoient en France, à qui l'on faisoit perdre la raison et que l'on plongeoit dans le délire, il y avoit un jeune homme de trente ans, nommé Jacques Ogé (1), né à Saint-Domingue, d'une femme mulâtre, propriétairé d'une plantation à café dans la province orientale à trente milles environ du Cap-Français, où elle vivoit très - honorablement. Cette propriété lui avoit fourni les moyens de faire élever ce fils à Paris, et même de lui faire tenir un certain rang depuis qu'il avoit atteint l'âge de la virilité. Le père qu'on lui donnoit, étoit un planteur blanc, qui avoit joui de quelque considération : il étoit mort depuis plusieurs années.

Ogé fut introduit aux assemblées des amis des noirs par Brissot et Robespierre, les meneurs de cette société. Il y fut initié dans la (1) Voyez l'appendice, no. 2.

doctrine populaire de l'égalité et des droits de l'homme. C'est là qu'il apprit pour la première fois les misères de sa condition, les maux cruels, les outrages auxquels lui et ses frères mulâtres étoient exposés dans les Indes occidentales, l'injustice monstrueuse et l'absurdité de ce préjugé, « qui, disoit *** >> estimant le mérite d'un homme par la cou» leur de sa peau, a placé à une distance > immense les enfants du même père; préjugé qui étouffe la voix de la nature et » brise les liens de la fraternité. »

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On doit avouer franchement que ce sont de grands maux, et il eût été heureux que des hommes tels que Brissot et ***, au lieu de déplorer ces maux et de les augmenter encore, eussent employé leurs talents à chercher les moyens d'y remédier; mais ils avoient d'autres vues. Ils vouloient, comme je l'ai montré, non réformer, mais détruire; ils vouloient exciter des convulsions dans toutes les parties de l'empire français; et le malheureux Ogé devint l'instrument et ensuite la victime de leurs projets.

On lui fit croire que tous les gens de couleur des îles françaises étoient prêts à se lever en masse contre leurs oppresseurs, qu'ils n'attendoient pour agir qu'un chef prudent; et Ogé, se croyant doué des qualités d'un

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habile général, résolut de les signaler Saint-Domingue, à la première occasion. Pour flatter la confiance qu'il avoit en luimême et animer ses efforts, la société lui fit donner le rang de lieutenant-colonel dans l'armée d'un des électeurs allemands.

Comme on trouva difficile d'exporter de France une quantité suffisante d'armes et de munitions de guerre sans attirer l'attention du gouvernement, et sans éveiller des soupçons parmi les planteurs qui résidoient au sein de la mère-patrie, la société aima mieux se procurer ces approvisionnemens dans l'Amérique septentrionale, et l'on recommanda à Ogé de faire, à ce sujet, un détour. Muni d'argent et de lettres de crédit, il s'embarqua pour la Nouvelle-Angleterre, au mois de juin 1790.

Mais, nonobstant les précautions qu'on observa dans cette circonstance, tout Paris sut le projet avant même l'embarquement d'Ogé, et on en reçut une copie avec son portrait à Saint-Domingue avant qu'il arrivât dans cette île. Un sloop américain l'y débarqua secrètement, le 12 octobre 1790, et il trouva moyen de transporter, sans être découvert, les armes et les munitions de guerre qu'il avoit achetées, au lieu que son frère avoit préparé pour les recevoir.

Ce fut Ogé lui-même qui avertit les habitants blancs de son arrivée. Il dépêcha une lettre au gouverneur ***, où, après lui avoir reproché, ainsi qu'à leurs prédécesseurs, la non-exécution du Code noir, il demande en termes très-impérieux que les articles de ce statut célèbre soient publiés par toute la colonie ; il exige que les priviléges des blancs s'étendent à tous les individus sans distinction; il se déclare le protecteur des mulâtres, et proteste qu'il prendra les armes en leur faveur si on ne leur fait pas justice.

Pendant environ six semaines qui s'écoulèrent depuis l'arrivée d'Ogé jusqu'à la publication de cette pièce, il avoit employé ce temps, de concert avec ses deux frères, à répandre le mécontentement, à exciter la révolte parmi les mulâtres. Ils protestoient que tous les habitants de la mère - patrie étoient disposés à les aider à recouvrer leurs droits, et ils ajoutoient que le roi lui-même penchoit favorablement pour eux. Ils faisoient des promesses aux uns, et donnoient de l'argent aux autres. Cependant, malgré tous leurs efforts, et quoique l'esprit du temps favorisât leurs desseins, Ogé ne puť attacher à ses étendarts que deux cents hommes, dont encore la majeure partie étoit

des jeunes gens inexpérimentés, ignorants, étrangers à toute discipline, ennemis de toute subordination et de tout ordre.

Il établit son camp dans un lieu appelé la Grande-Rivière, environ à quinze milles du Cap-Français, et nomma ses deux frères et un certain Chavane ses lieutenants. Chavane étoit farouche, intrépide, actif et entreprenant, enclin au mal, et altéré de vengeance. Ogé, quoique enthousiaste, étoit naturellement doux et humain : il pria ses compagnons d'épargner le sang innocent; mais ils eurent peu d'égard à sa recommandation. Le premier blanc qu'ils rencontrèrent fut massacré sur la place : un second, nommé Sicard, éprouva le même sort, et l'on dit que leur cruauté envers ceux de leur couleur qui refusèrent de les suivre, fut extrême. Un mulâtre assez aisé refuse de les suivre et montre, comme un motif de son refus, sa femme et ses six enfants; ils le massacrent lui et toute sa famille.

On n'eut pas plutôt appris au Cap-Français la nouvelle de ces atrocités , que tous les habitants se réunirent unanimement pour adopter des mesures propres à réprimer cette révolte. Un corps de troupes régulières et le régiment de milice du Cap furent envoyés sur-le-champ à ce sujet. Ils investirent bien

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