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firent voile vers l'Europe. Cette manière d'agir excita autant de surprise dans le parti du gouverneur que d'admiration parmi le peuple en général. Des personnes de tous les rangs accompagnèrent les membres au lieu de leur embarquement, en faisant des vœux pour leurs succès, et versant des larmes de tendresse et de sensibilité pour une conduite qui leur paroissoit une noble preuve d'abnégation de soi-même, et comme un exemple aussi mémorable de vertus héroïques et de patience chrétienne, qu'aucun siècle puisse offrir. Cet évènement amena un calme momentané: tous ces partis armés parurent disposés à soumettre leurs différends à la sagesse et à la justice du roi et de l'assemblée nationale, et M.*** reprit, quoique d'une main tremblante, les rênes du gou

vernement.

Telle fut l'issue de la première tentative pour établir une constitution libre dans la partie française de Saint-Domingue, sur le système d'une monarchie limitée : elle fait naître quelques réflexions importantes. On est convenu franchement que l'assemblée générale coloniale, dans son décret du 28 mai, avoit dépassé les bornes de ses fonctions constitutionnelles. Sans répandre de sang et sans violence, on eût pu la faire rentrer

que,

dans ses limites; mais il y a ce malheur aftaché à toute déviation de la règle de droit, dans le conflit des factions contentieuses, on justifie pleinement les excès d'un parti en raison des outrages de l'autre. Plusieurs côtés de la conduite de l'assemblée présentent des excuses : les mesures d'avoir mis dans ses intérêts l'équipage du Léopard, et l'accaparement du magasin à poudre de Léogane peuvent être attribuées à la nécessité de se défendre; car on ne peut pas douter que M. *** n'eût médité depuis longtemps les moyens de rétablir l'ancien système despotique, et que, conjointement avec M. Mauduit et autres, il n'eût fait des préparatifs à ce sujet. Il avoit écrit à M. de la Luzerne, ministre de France, qu'il ne souffriroit jamais que l'assemblée coloniale s'ouvrît; et l'on dit, à l'honneur du ministère français, que la réponse qu'il reçut, contenoit une improbation tacite de ses mesures; car M. de la Luzerne recommandoit des moyens doux et conciliatoires.

Néanmoins, le gouverneur persista dans ses desseins; et, doutant peut-être de la fidélité des soldats français, il s'adressa (comme on l'a vu par la suite) au gouverneur de la Havanne pour en obtenir un renfort de troupes espagnoles de Cuba. Il est donc évi

dent qu'il secondoit les plans de Mauduit pour effectuer une contre-révolution d'où il est raisonnable de conclure que la discorde et la méfiance qui éclatèrent parmi les habitants, et surtout les dissensions fatales qui aliénèrent l'assemblée provinciale du nord et l'assemblée générale de Saint-Marc, furent suscitées et entretenues par M. *** et ses adhérens. Quant aux membres de l'assemblée coloniale leur détermination prompte et décisive de partir pour la France et de soumettre leurs personnes au gouvernement suprême, ne laisse aucun doute sur leur loyauté. Leur affection envers la mèrepatrie tenoit à trop de liens d'intérêt et de sûreté personnelle, pour qu'on en pût douter.

J'aurai occasion de parler plus loin de la réception qu'ils reçurent de l'assemblée nationale, et des opérations auxquelles leur arrivée en Europe donna lieu. Maintenant j'ai à présenter au lecteur la déplorable histoire d'un infortuné, sur le sort duquel (quoique son entreprise téméraire et mal concertée soit condamnable) on peut laisser couler une larme et se pardonner ce mouvement de compassion.

CHAPITRE III.

Rébellion et défaite d'Ogé, homme libre de couleur.

DEPUIS la première session de l'assemblée générale de Saint-Domingue jusqu'à sa dissolution et sa dispersion, comme il est dit dans les chapitres précédents, les gens de couleur de l'intérieur de la colonie restèrent, en général, plus paisibles et plus soumis qu'on eût dû s'y attendre. La disposition douce et conciliatrice que l'assemblée avoit manifestée envers eux, avoit produit un effet salutaire dans les provinces occidentales et méridionales; et quoique trois cents d'entre eux eussent été persuadés par M. Mauduit de se réunir à la force qu'il commandoit, ils revinrent bientôt de leur erreur; et au lieu de marcher sur Saint-Marc, comme le vouloit M. Mauduit, ils demandèrent et obtinrent leur démission, et retournèrent paisiblement à leurs habitations respectives. Cependant plusieurs mulâtres qui résidoient alors dans la mère-patrie, étoient dans une disposition bien plus hostile; et leur animosité contre les colons blancs étoit excitée par différents partis.

Le décret colonial du 28 mai 1790 ne fut pas plutôt connu en France, qu'il produisit une rumeur universelle. Diverses personnes qui jusque-là n'avoient pris part à rien élevèrent aussitôt la voix contre les habitants de Saint-Domingue. Les partisans de l'ancien gouvernement et ceux de la démocratie et du républicanisme se réunirent en cette occasion. Pour les derniers, la constitution de 1789 étoit même plus odieuse que l'ancienne tyrannie. Ces hommes, avec les desseins les plus profonds et les plus noirs, joignoient toute l'union, la fermeté et la persévérance qui leur étoient nécessaires, et qui comme on l'a vu depuis, les ont rendus si terribles. Ces deux factions espéroient arriver à des buts très-différents par les mêmes moyens; et il y avoit un autre parti qui, par des efforts constants, excitoit les désordres publics: c'étoient les classes discordantes des réformateurs intéressés, qu'il étoit impossible de concilier avec le nouveau gouvernement, parce que chacun d'eux avoit probablement formé un système favori, qu'il recommandoit aux autres avec chaleur. Je ne considère pas la société philantropique, nommée les amis des noirs, comme un autre corps distinct : il me paroît qu'elle étoit à peu près également partagée entre le parti

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