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pas démontré l'extrême crédulité de quelques Français, on croiroit difficilement que des inculpations aussi absurdes eussent pu faire impression sur un nombre considérable de gens. Celle qu'elles produisirent fut pourtant si grande, que quelques paroisses occidentales rappelèrent leurs députés, et que les habitants du Cap - Français prirent des mesures encore plus décisives. Ils renoncèrent à l'obéissance envers l'assemblée générale, et présentèrent un mémoire au gouverneur, par lequel ils lui demandoient de la dissoudre sur-le-champ, déclarant qu'ils considéroient la colonie comme perdue, s'il n'agissoit avec la plus grande vigueur et la plus grande célérité pour ôter à ce corps toute espèce d'autorité.

M. *** reçut cette adresse avec une secrète satisfaction. La politique des deux partis sembloit consister en effet à rejeter toute idée de rapprochement, et il survint alors une circonstance qui eût probablement rendu inutile toute tentative à cet égard. I y avoit dans la rade du Port-au-Prince un vaisseau de ligne nommé le Léopard, commandé par M. de la Galissonnière. Cet officier, coopérant aux vues de *** et de Mauduit, donna un repas somptueux à leurs partisants. Ceci, ainsi que d'autres démarches

analogues, blessa son équipage; ou ce fut chez ces hommes l'effet de la corruption (comme un parti l'assura), ou ils ne furent unis que par un de ces vertiges auxquels les marins sont particulièrement sujets; le fait certain est qu'ils ne voulurent plus obéir à leur commandant et se déclarèrent du parti de l'assemblée coloniale. Ils agirent enfin d'une manière si turbulente et si séditieuse, qu'ils forcèrent M. de la Galissonnière à quitter le vaisseau, au commandement duquel ils nommèrent un des lieutenants. L'assemblée, voyant tout l'avantage qu'elle pouvoit tirer de cet évènement*, envoya de suite un vote de remercîment aux marins pour leur conduite patriotique, et les requit, au nom de la loi et du roi, de retenir le vaisseau dans la rade et d'attendre ses ordres ultérieurs. L'équipage, content de cette démarche, promit obéissance, et attacha le vote de remercîment au grand mât. A peu près dans le même temps, quelques partisans de l'assemblée s'emparèrent, à Léogane, d'un magasin à poudre.

Dès lors une guerre civile parut inévitable. Deux jours après que l'équipage du Léopard eut reçu le vote de remerciment, M. *** lança une proclamation pour dissou Juillet 1790.

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dre l'assemblée générale. Il en accusoit les membres de nourrir des projets d'indépendance, et de s'être emparés d'une manière perfide d'un des vaisseaux du roi, en corrompant l'équipage. Il déclaroit les membres et tous leurs adhérents traîtres à la patrie, ennemis de la nation et du roi: annonçant que son intention étoit d'employer toute la force possible pour anéantir leurs projets; et pour leur faire éprouver un juste châtiment, il appeloit à son aide tous les officiers civils et militaires,

Il dirigea ses premières opérations contre le comité de l'assemblée provinciale occidentale, Ce corps tenoit ses séances au Port-au-Prince; dans l'exercice de ses fonctions subordonnées, pendant les vacances de cette assemblée, il avoit manifesté un attachement si zélé à l'assemblée générale de Saint-Marc, qu'il exposa ses membres au ressentiment du Gouverneur et de son parti; en conséquence il fut résolu le même jour, dans un conseil, d'arrêter leurs personnes la nuit suivante, et M. Mauduit se chargea de la conduite de l'entreprise. Ayant appris que le comité tenoit ses conférences, à minuit, il rassembla environ cent de ses soldats, et forma le projet de saisir les membres au lieu de leurs séances; mais ils

se trouvèrent protégés par quatre cents gardes nationales (1). Il s'ensuivit une escarmouche; mais les circonstances qui y ont rapport sont si diversement racontées, qu'on n'en peut garantir aucune des particularités, ni assurer lequel des deux partis fit feu le premier. On n'a pu savoir depuis rien de certain, sinon que deux hommes furent tués du côté de l'assemblée, que des deux côtés plusieurs furent blessés, et que M. Mauduit n'eut d'autre avantage que de remporter en triomphe les couleurs nationales: action qui, par la suite, comme on le verra, lui coûta la vie.

L'assemblée générale ayant connoissance de cette attaque, et des formidables préparatifs que l'on faisoit pour diriger les hostilités contre elle-même, convoqua de toutes parts le peuple pour accourir aux armes protéger ses représentants la plupart des paroisses voisines obéirent à cette convocation. Le vaisseau le Léopard fut transféré à ce sujet du Port-au-Prince à celui de Saint-Marc. D'un autre côté, l'assemblée

(1) Les troupes de Saint-Domingue, nommées gardes nationales, n'étoient, dans l'origine, que la milice coloniale. Elles furent organisées en 1789, à l'instar des gardes nationales de la mère-patrie, et portoient les mêmes couleurs et le même nom.

provinciale septentrionale s'unit au parti du Gouverneur, et lui envoya un détachement de troupes réglées, qui fut joint par un corps de deux cents hommes de couleur. M. Mauduit rassembloit en même temps une force bien plus considérable dans la province occidentale ainsi tous ces préparatifs réciproques menaçoient d'un choc opiniâtre et sanglant, quand, par une de ces étonnantes bizarreries de l'esprit humain, qu'on ne voit guère que dans des temps de commotion publique, l'effusion du sang se trouva suspendue par une résolution soudaine et inattendue de l'assemblée générale, de faire un voyage en France pour justifier, personne, sa conduite auprès du roi et de l'assemblée nationale. On trouva ses desseins d'autant plus louables, que toute la province occidentale et une grande partie de la méridionale applaudissoient à sa conduite, et qu'elles armèrent en fort peu de temps deux mille hommes, qui étoient en pleine marche pour le Port-au-Prince.

en

Cependant l'assemblée coloniale persista dans sa résolution; et sur environ cent membres auxquels elle étoit réduite par les maladies et la désertion, quatre-vingt-cinq, dont soixante pères de famille, s'embarquèrent à bord du Léopard, et le 8 août

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