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échappa des mains, car lorsqu'il voulut empêcher les assemblées paroissiales et provinciales, convoquées de toutes parts, ses proclamations furent reçues avec indignation et mépris. Les assemblées eurent lieu malgré le gouverneur, et l'on déclara que les colons voient le droit d'envoyer des députés aux etats-généraux. En conséquence on élut des députés, au nombre de dix-huit, six pour chaque province, qui, sans l'autorisation ni du ministre français, ni du gouvernement colonial, s'embarquèrent sur-le-champ pour la France comme représentans légitimes d'une grande et intégrante partie de l'empire français.

Ils arrivèrent à Versailles à la fin de juin, environ un mois après que les états-généraux se furent déclarés assemblée nationale; mais ni le ministre, ni l'assemblée nationale ne voulurent admettre toutes leurs prétentions. Le nombre de dix-huit députés d'une seule colonie leur parut excessif, et ce fut avec quelque difficulté que six d'entre eux furent admis pour vérifier leurs pouvoirs, et prendre place parmi les représentans nationaux.

Il existoit alors en France un préjugé puissant contre les habitants des îles à sucre, à cause de l'esclavage de leurs nègres. On savoit

que la condition de ces peuples, loin d'être plus mauvaise, étoit au contraire adoucie; mais de grands écrivains français déclamoient depuis long-temps contre le despotisme de tout genre, et soutenoient la cause de la liberté individuelle ; et on soulevoit artificieusement l'indignation publique contre les planteurs des Indes occidentales, comme un des moyens d'exciter des commotions et des insurrections dans les différentes parties des domaines français.

Cet esprit d'hostilité contre les habitants des colonies françaises étoit fomenté par les mesures d'une société qui avoit pris le nom d'amis des noirs; et il faut avouer que la conduite insensée de plusieurs planteurs français résidant au sein de la mère-patrie, n'étoit pas propre à détourner la malice de leurs adversaires, ou à diminuer les préjugés élevés contre eux.

La société des amis des noirs en France se forma, je crois, sur le modèle d'une pareille association à Londres; mais ces deux corps différoient dans leurs vues et dans leur but. La société de Londres déclaroit n'en avoir

d'autre que d'obtenir une loi qui défendît à l'avenir l'introduction des esclaves africains dans les colonies anglaises; elle désavouoit toute intention de prendre aucune part à la

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condition des nègres d'alors dans les plantations déclarant, comme le croyoient ses membres, qu'une émancipation générale de ces peuples, dans leur état présent d'ignorance et de barbarie, au lieu d'être un bien, ne seroit même pour eux qu'une source de misère et de maux. Au contraire, la nouvelle société des amis des noirs, ayant secrètement en vue de renverser l'ancien despotisme du gouvernement de France, demandoit à grands cris l'abolition prompte et générale non-seulement du commerce des esclaves, mais de leur esclavage actuel. Mue par un raisonnement abstrait, plutôt que par l'état présent de la nature humaine, elle ne faisoit aucune distinction entre la vie civilisée et non civilisée. La plupart de ses membres ne croyoient pas devoir prétendre à la liberté pour eux-mêmes et en priver les nègres : il est déplorable qu'un principe si vrai en apparence dût être, dans ce cas, illusoire, et impraticable dans son application.

Il y avoit alors dans la capitale de la France un grand nombre de mulâtres de Saint-Domingue et des autres îles françaises. Les uns étoient des jeunes gens qu'on y avoit envoyés pour leur éducation; les autres, de gros propriétaires, dont la plupart, sans doute, avoient des connoissances et des moeurs dou

ces. La société des amis des noirs se lia étroitement avec eux, leur représenta l'horreur de leur condition, remplit la nation de remontrances et d'appels en leur faveur, et vomit tant d'invectives contre les planteurs blancs, qu'elle entraîna la raison et la modération dans le torrent. Malheureusement il n'y avoit que trop de choses à dire en faveur des mulâtres. Leur aspect aussi excitoit la pitié et coïncidoit avec l'esprit des temps, et la crédulité de la nation française éleva une telle indignation dans tous les rangs contre les colons blancs, qu'ils furent menacés d'une ruine et d'une destruction totale.

Dans cette disposition du peuple de la France envers les habitants de leurs colonies des Indes occidentales, le 20 août, l'assemblée nationale vota la célèbre déclaration des droits de l'homme; et ainsi, par une révolution inouie dans l'histoire, le monument le plus inébranlable en apparence fut renversé en un moment. Plût à Dieu, pour l'espèce humaine, que la France, après avoir été si loin, se fût arrêtée! plût à Dieu, pour elle-même, qu'elle eût pu savoir alors ce qu'une terrible expérience lui apprit depuis, que le plus mauvais de tous les gouvernemens est préférable aux maux de l'anarchie.

Peut-être un bon observateur eût-il pu

découvrir dans les premiers procédés de cette assemblée célèbre les germes tardifs de cette violence, de cette injustice et de cette confusion qui, depuis, produisirent tant de crimes et de calamités. Plusieurs maximes des droits de l'homme occasionnèrent parmi les habitants de Saint-Domingue une fermentation qui se communiqua d'un bout à l'autre de la colonie. Tout ce qui s'étoit passé dans la mère-patrie relativement aux colons; les préjugés de la métropole à leur égard; les efforts de la société des amis des noirs pour émanciper les nègres, et la conduite des mulâtres tout leur avoit été rendu par l'esprit de parti, et peut-être avec mille circonstances exagérées et outrageantes, long-temps avant qu'on eût reçu les droits de l'homme dans la colonie : et cette mesure couronna l'œuvre. On soutenoit alors que le temps étoit venu de convertir les nègres paisibles et contents en ennemis implacables, et de ne faire de toute la contrée qu'un théâtre de troubles et couvert de sang.

Cependant le gouvernement français, craignant que des désastres d'une nature trèsalarmante ne s'élevassent dans les colonies', d'après les procédés de l'assemblée nationalę, envoya l'ordre au gouverneur général de *Septembre 1789.

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