Page images
PDF
EPUB

provinces, cette force en étoit devenue moins formidable pour un ennemi entreprenant. A la première nouvelle d'une attaque de la part des Anglais, les commissaires eurent recours, pour fortifier leur parti, au moyen le plus violent que l'on puisse s'imaginer; ils firent une proclamation qui abolissoit toute espèce d'esclavage, et déclaroit peuple libre à jamais les esclaves nègres, à condition. qu'ils se rangeroient sous leurs étendards. Dès ce moment on eût pu prévoir que la colonie étoit perdue pour l'Europe. Dans le nombre général des nègres, peu se joignirent aux commissaires; quelques milliers préférèrent de rester esclaves et de participer à la fortune de leurs maîtres; beaucoup d'entre eux, craignant peut-être que cette offre de liberté ne fût trop grande pour être durable, crurent devoir s'assurer une retraite dans les montagnes, et s'emparèrent de toutes les fortifications naturelles qu'offre l'intérieur du pays. Des corps successifs s'y retirèrent depuis, et l'on croit que plus de cent mille se sont établis en ces solitudes, dans une sorte de république sauvage, semblable à celle des Caraïbes noirs de Saint-Vincent, où ils vivent des fruits de la terre et du produit de leurs chasses, évitant la guerre offensive, et confiant leur sûreté aux forteresses

rocailleuses que la nature a élevées autour

d'eux (1).

Beaucoup de nègres révoltés de la province septentrionale avoient péri par les maladies et par la famine; mais une bande d'hommes résolus qu'on croit se monter à plus de quarante mille, accoutumés à la guerre, à la dévastation et au meurtre, restèrent ar

(1) Cette proclamation dont on fait mention sortit du Port-au-Prince à la fin d'août, et n'étoit signée que de Polverel, Santhonax étant alors dans la province septentrionale. Il y est dit d'abord que ni lui ni Santhonax ne sont ni rappelés ni disgraciés; qu'afin d'encourager les esclaves nègres à aider à s'opposer à l'invasion méditée des Anglais, tout esclavage est aboli; que, dès ce momeut, les nègres peuvent se considérer comme citoyens libres. Il appuie ensuite sur la nécessité du travail, et dit aux nègres qu'ils doivent s'engager chaque année 9 afin de travailler comme à l'ordinaire, mais qu'ils sont libres dans le choix de leurs maîtres; qu'un tiers de leur gain sera employé annuellement à acheter des vêtements et tout ce qui est utile à leur entretien, et qu'au mois de septembre de chaque année ils pourront faire un nouveau choix ou confirmer celui de l'année précédente. Tels - sont, du mieux que je me rappelle, car je parle de mémoire, les principaux articles de cette proclamation célèbre, qui n'alla pas au-delà, je crois, des provinces occidentales et méridionales, Santhonax étant à même de faire tout ce qu'il croiroit propre à la province septentrionale. Le tout paroît avoir été un chef-d'œuvre d'absurdité, qui démontroit une ignorance déplorable des mœurs et des dispositions des negres.

més. Cette troupe étoit prête à fondre, à la première occasion, sur toutes les nations également, et, au lieu de se joindre aux Anglais lors de leur débarquement, elle se faisoit fête de sacrifier à la fois les vainqueurs et les vaincus, les usurpateurs et les usurpés.

Quant aux propriétaires blancs, en qui seuls étoit placée notre confiance, un grand nombre, comme nous l'avons vu, peut-être plus que la moitié, avoit quitté le pays. Parmi ceux qui restoient, il y en avoit sans doute qui désiroient sincèrement le rétablissement de l'ordre et les bienfaits d'un gouvernement régulier, mais la plus grande partie différoit de sentiments : c'étoient ceux qui n'avoient rien à perdre, et tout à gagner par la confusion et l'anarchie, et de ceux-ci il y en avoit beaucoup qui s'étoient emparés des biens et effets des propriétaires absents. L'on devoit s'attendre à la résistance la plus opiniâtre de la part de telles gens; et malheureusement, parmi ceux qui avoient de meilleurs principes, je doute qu'il y en eût beaucoup qui fussent sincèrement attachés à l'Angleterre. Il paroît qu'ils n'avoient presque tous d'autre but que d'obtenir la restìtution de leurs biens. Parmi ces derniers, beaucoup avoient appartenu, sous l'ancien

gouvernement, au plus petit ordre de noblesse; ils étoient d'autant plus entichés de leurs titres et de leurs honneurs, que leurs prétentions étoient plus équivoques; ils craignoient l'introduction d'un système de lois et de gouvernement qui les eût rangés au niveau de la classe ordinaire. Ainsi leur vanité ffoiblit leurs efforts pour la cause comproportionnellement à leurs prétentions. Je ne vois pas que le nombre des Français armés qui s'unirent à nous, à cette époque (j'entends d'habitants blancs), ait jamais excédé deux mille. Cependant il faut observer qu'il y eut parmi eux quelques individus distingués, et ce furent le b... de M ***, le v... de F***, M. D***, et peutêtre quelques autres (1).

mu

(1) Quelques hommes de couleur se distinguèrent aussi dans la cause commune; savoir, M. Le P..., lieutenant-colonel de la légion de St.-Marc, qui, avec à peu près 300 mulâtres sous son commandement, tint pendant long-temps la paroisse de l'Arcahaye dans une soumission complète; B***, major de la milice royale de Verettes; Charles S...., qui commandoit un poste fort important dans la plaine d'Artibonite, sur la rivière d'Esterre le colonel Brisbane eut en lui une grande confiance, et jamais il n'en abusa. Tous ces hommes étoient bien élevés et nourrissoient un profond ressentiment contre les planteurs français, à cause des humiliations que la classe des gens de couleur avoit recues

[ocr errors]

D'après cet aperçu, il est évident que l'invasion de Saint-Domingue étoit une entreprise bien plus grande et bien plus difficile que le gouvernement britannique ne paroissoit l'avoir imaginé. Considérant l'étendue et la force naturelle de la contrée, on peut bien douter si toutes celles dont la Grande-Bretagne auroit pu disposer eussent suffi pour la soumettre, et en même temps pour y établir l'ordre et la subordination de manière à pouvoir la garder. Il sembleroit que le général Williamson, à qui, comme on l'a observé, la direction et la distribution de l'armement furent confiées, et dont le zèle actif pour le service de son pays est remarquable; il s'embleroit, dis-je, qu'il fut trompé, aussi bien que les ministres du roi, par les rapports et conseils exagérés de personnes violentes et intéressées, sur la disposition de leurs concitoyens les planteurs blancs qui restoient à Saint-Domingue. Au lieu de quelques centaines qui se rangèrent par la suite sous les drapeaux britanniques, le gouverneur avoit raison d'attendre l'appui et la coopération au moins de quelques milles. Dans cette fatale confiance, l'armement destiné à d'eux. Au cap Tiburon, trois ou quatre cents noirs furent incorporés dès le principe sous le commandement d'un général noir, nommé Jean Kina.

« PreviousContinue »