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cultiver avec fruit cet homme rare et pour profiter de mon mieux du trop peu de tems qu'il a à passer au milieu de nous.

Dans le cours de ses savans entretiens, j'ai reconnu, avec une secrète satisfaction, que la haute réputation dont jouit votre nation dans la République des lettres, augmente à proportion qu'on la raproche et qu'on la juge d'après ses vrais originaux, et ma prévention est venue à ce point de singularité, que loin de lui je reconnoissois l'homme à peine et comptois presques tous mes momens pour des momens perdus. Sans doute, Monsieur, la conformité de goût, d'humeurs et notre commune façon de penser et de juger de bien des choses, n'a pas peu contribué à établir cette harmonie de sentimens qui nous unit l'un à l'autre si étroitement, mais plus que cela, son mérite personnel, l'aménité de son caractère, les excellentes qualités de son esprit et de son cœur, puisque ce sont elles qui m'ont inspiré si fortement le désir de le connoître.

Je prenois le plaisir le plus vif à l'entendre parler des loix, des mœurs, des coutumes des différens peuples chez lesquels il a voyagé, des caractères qui les distinguent entre eux et de leurs voisins; des sciences qu'ils cultivent plus particulièrement, de leurs établissemens et de leurs monumens les plus anciens et les plus beaux.

Il s'arrêta plus longtems sur la Grande Bretagne, comme étant le royaume qui offre un plus grand nombre d'objets capables d'intéresser un amateur des lettres et de la belle antiquité. Il fit l'énumération de ces superbes monumens et de ces établissemens qui immortalisent une nation, comme Universités, Académies, Sociétés, etc. Il n'oublia pas celle des Antiquaires de Londres, et ce fut à cette occasion que j'appris, Monsieur, qu'elle a l'avantage de vous compter parmi ses membres les plus scavans; que vous êtes très versé dans les antiquités en général, et que vos recherches actuelles ont pour objet particulier tout ce que la province de Normandie peut offrir dans ce genre de plus digne de fixer l'attention d'un scavant et d'être transmis à la postérité.

Il me chargea de lui faire un petit abrégé de tout ce que je pourrois découvrir de plus curieux et de plus remarquable dans l'Abbaye du Bec, à dessein sans doute, Monsieur, de seconder l'heureuse disposition où vous êtes d'enrichir la République des lettres de nos scavantes et utiles recherches. Je déférai à sa demande avec d'autant plus de plaisir qu'il me mettoit par là à même de satisfaire l'inclination que j'ai à l'obliger et ses amis, et à me livrer à un goût décidé depuis longtems pour ces sortes d'ouvrages.

J'en aurois suivi l'attrait dès le commencement si les supérieurs généraux de l'Ordre de Saint Benoist, dont je suis membre, ne m'en avoient ôté la liberté par les différentes charges qu'ils m'ont

obligé de remplir tant dans le spirituel que dans le temporel. Je commencai par administrer l'Abbaye de Saint-Martin de Séez en qualité de prieur pendant six ans consécutifs. Je fus transféré ensuite à l'Abbaye de St Etienne de Caen fondée par le duc Guilleaume. J'en régis le temporel les deux premières années et le spirituel la troisième en qualité de souprieur. Les trois années ainsi révoluës, je cédai, selon l'usage, la place à un autre pour passer par obedience à l'Abbaye royalle du Bec où je fais actuellement ma résidence.

Cette abbaye située dans le Roumois, au diocèse et à neuf lieues de Rouën, fut fondée par Hellouin, fils d'Ansgot, originaire du Dannemark. Elle peut être considérée comme une des plus célèbres du Royaume, tant pour les grands privilèges spirituels et temporels, immunités, etc., qu'elle obtint peu de tems après la fondation, des rois de France et d'Angleterre, des princes, ducs, comtes, évêques, chapitres, seigneurs particuliers, etc., que par la fameuse école que Lanfranc, depuis Archevêque de Cantorbéry, y établit, et d'où sont sortis beaucoup de sujets dont les uns ont été mis sur le chandelier de l'Eglise, et les autres ont servi l'Etat avec honneur et distinction.

Elle n'est pas moins remarquable par les forteresses qui l'environnoient et par les sièges qui en ont été faits par les rois d'Angleterre, etc.

Peu de tems avant la mort de son fondateur, le nombre des moines qui s'étoient rangés sous sa conduite étoit déjà si grand que quelques écrivains plus modernes n'ont pas fait difficulté d'appliquer à ce dévot personnage ce passage du Roi-Prophète : « Ab ubertate domus tuae inebriasti faciem terrae, et a torrente sapientiae eorum replesti orbem terrarum. » Et tous ces solitaires étoient partagés entre l'étude et la méditation des Livres saints, le chant des Pseaumes et le travail des mains. C'est à eux, mais plus particulièrement encore aux moines de l'Abbaye de Jumièges que presque toute la Haute-Normandie est redevable du dessèchement de ses marais et de la fertilité de ses territoires alors incultes.

Mais tels sont, Monsieur, tous les établissemens humains que les plus solides et les plus respectables aux yeux des hommes ne sont pas toujours à l'abri de la durée et de l'inconstance des tems. Des révolutions inatenduës, si elles ne les renversent pas totalement, au moins les ébranlent-elles jusques dans leurs fondemens, et occasionnent en eux des changemens si considérables qu'ils ne sont pas reconnaissables. L'Abbaye du Bec l'éprouva d'nne manière bien sensible.

A peine quelques siècles s'étoient écoulés depuis sa fondation, que les moines entrainés par les exemples d'oisiveté, de luxe et de molesse que leur donnoient leurs abbés, perdirent de vue la sainteté des devoirs de leur état, dégénérèrent de la vertu de

leurs Pères et tombèrent insensiblement dans un oubli presque général de leurs obligations. Ce fut sans doute pour arrêter le progrès de ce relâchement et pour empêcher le mauvais usage que faisoient peut-être les abbés de leurs gros revenus, que le Roi en retrancha les deux tiers dont il disposa en faveur de quelques ecclésiastiques séculiers de grande naissance et de petite fortune.

Cependant le relâchement de la discipline monastique ne faisoit qu'augmenter avec le tems, et bientôt on fut obligé d'opposer une forte digue au torrent de la prévarication et de la licence. On leur substitua à cet effet des moines de même ordre, réformés depuis peu sous le nom de Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur. Cette Congrégation composée de près de deux cens abbayes plus riches les unes que les autres est gouvernée par un supérieur général aidé de deux supérieurs assistans tous institués par un chapitre général qui les prolonge ou les destitue tous les trois ans. On compte dans la seule province de Normandie trente-deux de ces Abbayes richement dottées. Les revenus de celle du Bec qui est au nombre des plus riches, est de deux cens mille livres environ, y compris les deux tiers des abbés, et le troisième tiers fait subsister quarante-cinq à cinquante moines que nous sommes actuelle

ment.

Je travaille actuellement à l'histoire de cette abbaye. Il n'est, Monsieur, manuscrits, titres, chartres, etc., qui ne m'aient passé par les mains, afin de n'avancer aucun fait dont je ne sois en état de démontrer l'existence. Je m'attends bien, Monsieur, que cet ouvrage sera très mal accueilli des faux dévots et des ignorans superstitieux qui n'y trouveront pas un mot des pieuses extravagances de certains cerveaux dérangés qui débitoient aux peuples les fruits d'une imagination blessée, et se faisoient passer, à la faveur de la barbarie des tems et de la superstition qu'ils avoient intérêt d'entretenir, pour des hommes inspirés et dépositaires des pouvoirs de la Divinité; mais je déclare que ce n'est pas pour eux que j'écris. Vous en recevrez à la première occasion un abrégé très court, le tems ne m'ayant pas permis de vérifier beaucoup de faits que j'avois dessein d'y ajouter. J'y joindrai aussi le plan des bâtiments anciens de ce monastère et de celui de Jumièges. Le premier a été rebati tout en neuf depuis vingt ans, et passe, avee justice, pour un des beaux monastères de France.

Je dirois quelque chose en passant des antiquités des autres abbayes les plus respectables de la Normandie, comme St Pierre de Jumièges, fondée l'an six cens cinquante cinq, St Etienne et la Trinité de Caen, fondée l'une et l'autre vers le milieu de l'onzième siècle, la première par le duc Guilleaume dit le Conquérant, et la seconde par la reine Mathilde, sa femme; mais je passerois les bornes d'une lettre; peut-être ai-je déjà mis votre complai

sance à trop forte contribution. Je vous demande encore grâce pour l'article suivant. Il m'intéresse infiniment.

La haute réputation dont joüit la Société royalle des Antiquaires de Londres dans le monde scavant m'a fait concevoir il y a longtems, Monsieur, un puissant désir de partager avec ses respectables membres toute la gloire qu'elle s'est acquise et qu'elle acquère encore tous les jours; mais il falloit pour cela un mérite reconnu, et je n'en ai que très peu, des patrons de considération, et je ne connoissois qui que ce soit en Angleterre en état de me protéger. La (vüe de cette double indigence a comme étouffé la voix du désir et l'a empêché d'aller jusqu'à vous. Il n'est pas effectivement d'obstacle si grand et que doive plus redouter quiconque aspire au glorieux titre d'aggrégé dans une Société aussi respectable que la vôtre. Quant à mon état, mes vœux et la différence qui se trouve dans notre manière d'honorer la Divinité et de lui rendre le culte qui lui est dû, je n'imagine pas, Monsieur, que ce pût être un empêchement à ma réception, si d'ailleurs j'avois le bonheur de réunir en moi les qualités requises pour remplir cette place avec quelque sorte d'honneur et de dignité. Il n'appartient qu'à l'ignorant vulgaire et au superstitieux fanatique de toujours porter et de mourir sous le joug de l'opinion et du préjugé. La Patrie des amateurs des sciences et des lettres ne connut jamais de limites que celles du monde éclairé et scavant. Partout ils sont compatriotes, parce que partout ils concourent en commun à la découverte de la vérité. Mon inquiétude à cet égard seroit donc aussi peu fondée qu'injurieuse à des hommes qui font l'ornement de leur siècle, comme ils feront l'admiration des siècles avenir. Peu de génie, peu de talents, lumières assez bornées, voilà les véritables motifs de mes craintes, et elles ne sont, Monsieur, que trop bien fondées, à moins que votre scavante et respectable société ne me juge avec beaucoup d'indulgence. Monsieur votre frère me l'a fait espérer, Monsieur, en me promettant de m'accorder l'honneur de sa protection auprès de vous et de tous ses autres amis; sans cela je n'aurois de ma vie pris la liberté de postuler une place d'aggrégé dans la Société royalle des Antiquaires de Londres, et moins encore de vous en écrire. Mais soit qu'on me juge digne d'une faveur si marquée, soit qu'on refuse de faire droit à ma respectueuse demande, vous ne m'en trouverez pas moins disposé, Monsieur, à tout tenter pour votre service, n'ayant rien tant à cœur que de vous prouver par les faits mon parfait dévouement et le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur,

Dom Jean BOURGET.

A l'abbaye du Bec, ce 20 août 1764.

Adresse A Monsieur Bourget, moine Bénédictin de la Congrégation de Saint-Maur à l'Abbaye royalle du Bec, près Rouën en Normandie, à Brionne (France).

J'envoirai à M. votre frère, dans le cours de la semaine prochaine, l'abbrégé dont il est question plus haut et y joindrai le Prospectus de l'Histoire de Normandie à laquelle nous travaillons, afin qu'il vous fasse tenir le tout par une voie moins dispendieuse que celle de la Poste.

A Monsieur, Monsieur le Docteur André Coltée du Carel, à Doctors Commons, Londres (Angleterre).

XXIII

LETTRE DE D. JEAN BOURGET A ANDRÉ DUCAREL

Collection de l'auteur.

Monsieur,

Votre obligeante lettre en date du 30 de l'autre mois vient de m'être remise dans le moment. Elle m'apprend, Monsieur, que non content de m'avoir mérité le glorieux avantage de prendre place parmi les respectables membres de votre scavante Société des Antiquaires, vous accompagnés ce bienfait de circonstances si obligeantes qu'il seroit impossible de n'en pas conserver une reconnaissance éternelle. Je vous en remercie doublement, et je vous supplie d'être bien persuadé que rien ne demeurera si avant dans mon cœur et dans mon esprit que la mémoire de l'inestimable bienfait dont je vous suis redevable et à Monsieur votre frère. Si je suis connu d'un autre siècle que le nôtre et que mon nom aille jusqu'à la postérité, elle scaura que je vous eus à l'un et à l'autre des obligations infinies, et que mon esprit et mon cœur furent à vous constamment.

J'accepte avec la plus vive reconnaissance la Correspondance littéraire que vous me faites l'honneur de me proposer, ainsi que l'offre que vous me faites de m'aider de vos lumières dont je prévois avoir très grand besoin dans tous les tems. De mon côté, Monsieur, j'ai l'honneur de vous répéter que je serai toujours à vos ordres et toujours préparé à entreprendre tout ce dont vous me jugerés capable pour le bien de votre service.

Les recherches de M. de Bréquigny envoyé en Angleterre par la cour de France n'ont d'autre objet, je crois, que l'Histoire générale de la Normandie à laquelle travaille Dom Le Noir, mon

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