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CHAPITRE XVII

Jacques-Nicolas Colbert, 42o abbé. Les religieux lui font une pension de 8 000 livres. Frère Guillaume de la Tremblaye, sculpteur et architecte. Travaux exécutés à l'abbaye. Orgues. Baux et fermes. La Confrérie du St-Sacrement du Roumois. La bibliothèque et les chartriers. Le maître-autel de l'église abbatiale. Découverte du corps de l'impératrice Mathilde. Disette de 1692. Procès des moines avec leur abbé au sujet de la pension. Mort de l'archevèque Colbert. Les religieux font d'importants travaux dans leur tiers lot. La mense conventuelle à la fin du XVIe siècle.

Depuis la disgrâce du surintendant Fouquet, un homme avait singulièrement grandi à la cour de Louis XIV. Ce n'était ni un brillant seigneur, ni un fin courtisan, ni un vaillant capitaine: il était plus que tout cela, car sa compétence était décisive dans les finances, le commerce, la justice, la marine et même un peu la guerre. Colbert, qui travailla avec tant d'énergie à la prospérité de son pays, montrait, quand il s'agissait de la fortune de sa famille, l'inflexible âpreté qui le caractérisait.

La famille de Colbert est l'une de celles qui s'enrichirent le plus aux dépens du patrimoine ecclésiastique. L'ancien commis de Mazarin chargé, en 1660, de l'administration et du détail des vingt-trois abbayes qui donnaient au cardinal 5 à 600 000 livres de rente n'avait pas appris de son premier patron à respecter les biens ecclésiastiques. Sans cesse il sollicitait auprès de Mazarin des prieurés, des abbayes, des

'Lettre de Colbert à Mazarin, 5 avril 1660. Cité dans C. Gérin, Recherches historiques sur l'Assemblée du clergé de France de 1682, p. 236.

évêchés ; et il obtint de Louis XIV, pour son innombrable parenté, les plus hautes dignités et les plus riches bénéfices. Il poursuivait jusqu'à Rome, avec une rare impor tunité, le succès de ses sollicitations1. Deux de ses sœurs tenaient les grandes abbayes de Sainte-Claire de Reims, et du Lys près Melun. Un de ses frères, évêque de Luçon puis d'Auxerre, était mort en 1676; il lui avait fait aussitôt substituer son cousin-germain, André Colbert, qui fut de l'Assemblée de 1682 avec un autre de ses cousins, Jean-Baptiste Colbert de Saint-Pouange, évêque de Montauban, puis archevêque de Toulouse. L'un de ses enfants, Antoine-Martin, fut bailli et grand-croix de Malte. Un autre fils, Louis, avait reçu la riche commende de Bonport; mais il renonça à l'état ecclésiastique et se maria en 1694.

Jacques-Nicolas Colbert avait été, lui aussi, destiné à la carrière ecclésiastique. Il était né à Paris, le 14 février 1655. A peine sorti des bancs de la Sorbonne, il entrait à l'Académie française, le 30 octobre 1678. On s'afflige de voir le grand Racine prodiguer l'encens au jeune récipiendaire et lui dire « Il y a longtemps que l'Académie a les yeux sur vous; aucune de vos démarches ne lui a été inconnue; vous portez un nom que trop de raisons ont rendu sacré pour les gens de lettres; tout ce qui regarde votre illustre maison ne leur sauroit plus être ni inconnu ni indifférent..... L'oserai-je dire? Vous avez fait connaître, dans les écoles, Aristote même, dont on n'y voit souvent que le fantôme..... L'Académie a pris part à tous vos honneurs. Elle applaudissoit à vos célèbres actions; mais, Monsieur, depuis qu'elle vous a vu monter en chaire, qu'elle vous a entendu prêcher la vérité de l'Evangile, non seulement avec toute la force de l'éloquence mais même avec toute la justesse et toute la politesse de notre langue, alors l'Académie ne s'est pas contentée de vous admirer, elle a jugé que vous lui étiez nécessaire3. »>

C. Gérin, Recherches historiques, p. 237. Cf. Pierre Clément, Hist. de Colbert, I, p. 32 à 36.

L'un de ses frères, Michel Colbert, aumônier du roi, agent-général du clergé, puis évêque de Mâcon, était mort le 28 novembre 1676. 3 OEuvres de Jean Racine, édit. Veuve Dabo, 1822, t. IV, p. 286.

Le ministre d'Etat était sans doute à la séance; cela explique l'enthousiasme de Racine.

Lorsque Nicolas Colbert fut pourvu de la commende du Bec1, il était prieur d'Ambierle et abbé de la Charité-surLoire. Ses bulles pour le Bec sont du 13 mars 1664 2. Le très jeune abbé avait neuf ans.

Le 12 juin 1665, par-devant Jean Roger, notaire apostolique de la cour archiepiscopale de Paris, Jacques-Nicolas Colbert, « clerc de Paris, » pourvu de l'abbaye du Bec-Hellouin, constitua pour son procureur Mr Olivier Heusté de Lamberville, grand-prieur des anciens religieux de ladite abbaye3. La prise de possession eut lieu le 6 juillet suivant. Ce jourlà comparut par-devant Jean Lebas, notaire apostolique, Dom Heusté de Lamberville, lequel, « en vertu des bulles obtenues de N. S. Père le Pape, données à Rome le 13° jour de mars 1664..... s'est adressé à Dom Louis Trochon, prebstre, prieur claustral des religieux réformés de ladite abbaye, auquel........... il a pryé et requis le vouloir mettre en possession réelle et corporelle de ladite abbaye....; lequel révérend père Dom Louis Trochon, en la présence de Dom Claude de Mahiel, Dom Nicolas Davoust, Dom Anselme Boisseau, Dom Isledeffonce Charlot, Léonard Chastel, Jean Ledier, Pierre Gonnier, Mathurin Pelard, prebstres religieux; François Maury, Louis Drouet, Thomas Henry, Pierre Gallot, Christophe Pellé, Michel Briant, Nicolas Vauquelin, Nicolas Vérel, François Chevallier, Alexandre Le Grand et René Le François, tous frères religieux en ladite abbaye du Bec-Hellouin....., il a conduit ledit Heusté dans l'église de ladite abbaye et faict entrer par la principale porte; faict prendre de l'eau bénite et agenouiller et faict faire la prière devant l'image du crucifix, baiser le grand autel, seoir dans la chaire du

↑ A la mort de Dominique de Vic, l'abbaye du Bec avait été mise en économat. Au mois de juillet 1662, Louis Picot, procureur et receveur de l'abbaye, « commis par Sa Majesté à l'ame snagement du revenu temporel de l'abbaye du Bec-Hellouin, » afferme les dimes de Bournainville, Drucourt, Marnefer, Bosc-Regnoult, Berthouville et autres. (H. Saint-Denis, Invent. sommaire, etc., p. 38 et 39).

Bibl. nat., lat. 13905, f° 37 et 99 v°.

H. Saint-Denis, Invent. sommaire, etc., P, 127.

choeur affectée à l'abbé, sonner les cloches, et de là conduit dans le chapitre où il l'auroit pareillement faict asseoir dans la chaire où ledit abbé prend pareillement séance, etc. 1. »

Dès le jour même de la prise de possession de l'abbé Colbert, la communauté lui présenta une requête aux fins d'obtenir libération des charges qu'imposait aux religieux le contrat de 1654. Colbert crut être très généreux en ne demandant pour son fils qu'une rente ou pension de 8000 livres en plus de la mense abbatiale. La communauté essaya de se soustraire à cette exigence en demandant un nouveau partage des revenus. Mais la lutte n'était pas possible avec le tout-puissant ministre; il fallut se soumettre. Toutefois, les religieux insérèrent dans leur procuration du 26 octobre portée à Paris par deux d'entre eux, que c'était à cause du crédit et de l'autorité du père, et seulement à titre gratuit, qu'ils accordaient une pension au fils. Ces expressions déplurent au contrôleur-général qui exigea un autre acte capitulaire daté du même jour, d'où l'on retrancherait les mots qui le choquaient. Il fallut encore en passer par là; et le 31 octobre 1665, on signa une transaction qui devint la source d'une foule de réclamations et de procédures pendant près de soixante-dix ans 2.

A la suite d'une convention si avantageuse pour lui, le jeune Colbert, ou plutôt sa famille, témoigna sa satisfaction en donnant à la communauté un ornement complet de satin blanc, nuancé de diverses couleurs, avec des orfrois en broderies où se voyaient les armes de Colbert. Cet ornement qui fut fait à Paris coûta 6 000 livres 3.

II. Saint-Denis, Invent. sommaire, etc., p. 126 et 127.

Mémoire pour servir à l'hist. de l'abb. du Bec-Herluin. Arch. de l'Eure, et Notes mss. de M. l'abbé Caresme. Cette transaction fut passée « entre le sieur Colbert, ministre d'estat, tuteur du sieur abbé Colbert son fils, d'une part, et les deux procureurs D. D. Trochon et Boisseau, en vertu d'un acte capitulaire du 26 octobre 1665. » Factum pour Messire Roger de la Rochefoucault, abbé de l'abbaye du Bec, demandeur, contre les religieux de la mesme abbaye, défendeurs, p. 6. Bibl. de l'Evêché d'Evreux.

3 Mémoire pour servir, etc. Arch. de l'Eure. « Cette même année (1665) la communauté fit faire plusieurs ornements pour la sacristie (et

Le cloître, commencé en 1644, fut terminé en 1666; et si l'on y mit les armes du ministre d'Etat avec celles de son fils, ce fut dans un but de flatterie facile à comprendre, car ni l'un ni l'autre n'avaient contribué en rien à cet ouvrage 1. L'inscription suivante: G. LATREMBLAYE SCVLPTEVR A BERNAY, 16662, gravée sur la frise, nous révèle un artiste qui devait se faire un nom dans la pléiade des architectes du siècle de Louis XIV.

Guillaume de la Tremblaye, frère convers de la Congrégation de Saint-Maur, est né à Bernay. Ce point est mis hors de doute par la mention qu'en fait la matricule de la Congrégation. Comme il fit profession dans l'abbaye du Bec, le 9 mars 1669 à l'âge de vingt-cinq ans, sa naissance doit être reportée à l'année 1644. Nous n'avons aucun renseignement sur l'enfance de Guillaume de la Tremblaye, dont la famille elle-même nous est inconnue et devait être étrangère à Bernay. Guillaume fut-il élevé à l'abbaye de Bernay y reçut-il ses premières leçons de dessin et de géométrie? C'est plus que probable. On le voit à vingt-cinq ans, dans la pleine possession de son précoce talent, se faire religieux convers dans la Congrégation de Saint-Maur. Nous soupçonnons là un effet de la gratitude du jeune sculpteur qui voulait mettre humblement au service de ceux auxquels il devait peut-être sa vocation d'artiste, les talents que Dieu lui avait si libéraledépartis.

La première œuvre certaine de Guillaume de la Tremblaye

entr'autres deux chappes de velours, l'une rouge cramoisy, l'autre verte. composés de parements d'autel, chappes, chasubles et tuniques qui ont coûté environ 2400 livres. On fit aussi, cette même année, la menuiserie de la sacristie qui est du côté droit en entrant. » (Id.). Vingt ans plus tard on achevait les boiseries du côté gauche avec les grandes armoires du trésor. En 1699, la communauté fit ajouter une table avec placards pour revêtir le célébrant et ses ministres; au-dessus fut mis un tableau de Jésus portant sa croix. (Id.). « La sacristie est ornée d'une belle menuiserie avec une ferrure très bien travaillée. » Th. Corneille, Dict. univ., tome Ier, p. 315.

Mémoire pour servir, etc. Arch. de l'Eure.

* Cette inscription a été retouchée; mais la date 1666 est ancienne. Bibl. nat., lat. 12797, fo 229 vo et 230. Voir notre notice Guillaume de la Tremblaye sculpteur et architecte, 1644-1715. Caen, 1884.

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