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C'était un religieux fort instruit; aussi lui confia-t-on les fonctions de chantre, auxquelles s'ajoutèrent vraisemblablement celles de professeur d'humanités. En furetant curieusement dans la bibliothèque du Bec, il découvre un traite inédit de Lanfranc, «De Corpóre et sanguine Domini1, » et le 31 janvier 1540 (v. st.), il écrit à Guillaume le Rat, professeur de théologie à Rouen, pénitencier et grand vicaire du cardinal Georges II d'Amboise, pour l'engager à publier le précieux manuscrit qu'il lui envoie2.

Ce moine, plongé dans les livres, avait l'âme courageuse. L'abbé du Bec, Jacques d'Annebaut, avait voulu échanger sa terre de Garguesale pour le fief des Planets, près d'Appeville, appartenant à l'abbaye; mais il fallait le consentement de la communauté. Trois experts furent nommés pour examiner la proposition de l'abbé : le second prieur, le sacristain et le chantre, qui n'était autre que François Carré. Ces religieux refusèrent de ratifier un échange par trop désavantageux pour les intérêts de leur monastère. Furieux de son échec, le commendataire les dépouilla de leurs charges et les envoya en disgrâce dans les prieurés du voisinage 3.

Il nous est resté de François Carré une chronique latine qu'il a intitulée: « Epithome in Annaleis Becci per Franc. Carraeum, ejusdem coenobii monachum, 1562. » C'est une compilation qui s'étend depuis la fondation de Troie jusqu'à

« Cum hisce diebus, animi colligendi causa, bibliothecam nostram revolvens, aliquid de Virginis assumptae laudibus quaererem, ecce in manus nostras vetus quidam codex incidit: de corpore et sanguine Christi, in Berengarium quendam haereticum, Lanfranco authore conscriptus.» Opera Lanfranci, édit. d'Achéry, Venise, 1745, p. 168.

Cet opuscule parut pour la première fois sous ce titre «Lanfranci cantuariensis archiepiscopi, in Berengarium Turonensem, hereticum, de corpore et sanguine Domini dialogus, opus quidem recens editum, sed ab ipso authore quingentis iam annis conscriptum, cui additur Paschasii Ratberti, etc. Rothomagi, ex officina Johannis Parui, MDXL,» in-8, lettres rondes. Sous le privilège on lit : « Venundantur Rothomagi, in officina Ludovici Bonnet, et Cadomi in officina Michaelis Angier. » (E. Frère. Manuel du bibliographe normand, II, 148).

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* Chronique de François Carré, p. 254.

Sa préface est datée: « E Beccensi coenobio, calendis Januarii, 1562, » c'est-à-dire 1563.

l'année 15631. La partie qui va de la fondation de l'abbaye, en 1034, à la mort de l'abbé Geoffroy d'Epaignes, en 1476, n'est qu'un résumé du Chronicon Beccense. Mais depuis l'année 1476, Carré devient un annaliste original; le récit des quarante dernières années de sa Chronique est surtout précieux parce qu'il est dû à la plume d'un témoin oculaire. Son style est concis, parfois même obscur; l'auteur n'a point résisté au plaisir d'employer ces images pompeuses, ces phrases ampoulées qu'aimaient tant ses contemporains. Malgré ces défauts littéraires, la Chronique de François Carré est intéressante; elle abonde en détails précieux pour l'histoire intime de l'abbaye au xvi° siècle. On y remarque, sur le bois ou Parc du Bec, une petite poésie mythologique qu'il ne faudrait pas assurément prendre à la lettre au point de vue de la faune et de la flore locales, mais où l'on sent les profonds regrets que faisait naître dans l'âme du bon religieux la destruction des ombrages séculaires où il aimait à promener ses poétiques rêveries 2.

François Carré dit à plusieurs reprises qu'il a écrit son livre pour les jeunes religieux, juvenes, qui paraissaient ignorer l'histoire du monastère auquel ils appartenaient. Par juvenes faut-il entendre les étudiants, ou mieux les jeunes novices qui étudiaient encore? C'est notre avis. Un passage de la Chronique de Carré établit la présence, au Bec, de jeunes moines qui étudiaient les belles-lettres et les sciences sacrées. Lorsqu'au mois de d'août 1558 le dominicain Etienne Paris, évêque d'Avelonne, suffragant et vicaire général de l'archevêque de Rouen, vint faire la visite canonique de l'abbaye, il fut frappé du petit nombre des religieux de chœur. Voulant apporter quelque adoucissement à la règle, il autorisa à chanter l'office à livre ouvert ce qui permettait aux jeunes religieux d'employer à l'étude des lettres le temps considérable qu'ils consacraient à apprendre l'office par

'On ignore l'époque de la mort de François Carré. Elle arriva probablement avant 1565; on ne s'expliquerait guère autrement qu'il n'ait pas poussé au delà de 1563 les annales de son monastère.

Chron. de François Carré, p. 249.

cœur « quo juniores ad ipsa litterarum rudimenta promoverentur commodius, permittitur itaque apertis libris in choro canere, quod ante magna temporis jactura memoriter fieret 1. >>

La fin du xvIe siècle fut pour l'abbaye du Bec une époque désastreuse qui rappela l'horreur des guerres anglaises. En 1563, les Huguenots s'emparèrent du monastère que rien ne protégait et le mirent à sac. La décadence des écoles fut la conséquence naturelle de l'abandon de la discipline régulière; de 1591 à 1602, pas un seul novice n'avait fait profession. L'introduction de la réforme de la Congrégation de Saint-Maur devait bientôt rendre à la vieille abbaye son lustre d'autrefois et faire refleurir, pendant plus d'un siècle et demi. l'étude des saintes Lettres, de la théologie et des autres sciences ecclésiastiques.

Chron. de François Carré, p. 263.

CHAPITRE XIII

La liturgie du Bec pendant le moyen âge. Le missel plénier du XIIe siècle Le Coutumier de l'Ordre du Bec. Cérémonies et rites particuliers. Proses. Le Livre des anniversaires, obits et processions au XVIe siècle.

Dans un chapitre antérieur1, no us avons exposé les coutumes monastiques qui étaient en vigueur au Bec pendant le x siècle, et probablement même déjà au siècle précédent. Nous voudrions faire ici un tableau de la liturgie proprement dite, et du cérémonial ecclésiastique qui est gardé dès cette même époque jusqu'à la fin du moyen âge. Deux manuscrits, un missel plénier transcrit entre les années 1265 et 12722, et le Consuetudinarium secundum normam Becci Herluini, copié au commencement du xive siècle, sinon dans les dernières années du xies, nous renseigneront sûrement à ce

'Tome I, chap. XIII de cette Histoire.

Bibl. nat., lat. 1105. Le dernier obit mentionné dans le calendrier est celui de Robert de Clairbec mort en 1265; celui de Jean de Guineville, mort en 1272, a été ajouté d'une main assez postérieure. Le calendrier (f 1-5) est incomplet du premier feuillet qui contenait janvier et février. Le plain-chant est en notation carrée sur quatre lignes rouges; le parchemin est d'une grande finesse; le texte sur deux colonnes, composé de 220 feuillets de 182 sur 120 millimètres; reliure veau brun; ancien Regius 4459, 10. J. Weale et l'abbé Misset, Analecta liturgica, Pars II, Thesaurus hymnologicus, Pars I, Prosae, Insulis et Brugis, 1888, ont donné la table du missel du Bec et reproduit six proses inédites p. 526-532); nous les mentionnons plus loin.

Bibl. nat, lat. 1208. Petit in-4, 200 sur 130 millimètres, de 171 feuillets de parchemin, d'abord à deux colonnes puis à pleines pages; il porte au fo 1, l'Ex libris S. Mariae de Bono Nuntio [Rothomagensis] congregationis sancti Mauri; puis l'ex-libris de Jean Bigot: Codex

sujet et nous mettront à même d'évoquer par la pensée les pompes religieuses et les admirables chants liturgiques dont l'imposante grandeur s'alliait si intimement aux splendeurs architecturales du xe et du xive siècle.

Le missel du Bec n'était autre que le missel romain en usage aujourd'hui dans l'Église, avec ses introïts, graduels, offertoires, communions, préfaces, collectes et autres oraisons; les variantes sont assez rares.

On sait que le calendrier romain n'était pas surchargé de fêtes de saints; celui du Bec admettait par contre, en assez grand nombre, les saints normands, anglais et français dont le culte était particulièrement en honneur à l'abbaye 2; leurs collectes et oraisons, aujourd'hui disparues des missels ou bien transformées, offrent un réel intérêt historique, en même temps qu'elles respirent une piété naïve et touchante. Le missel du Bec était riche de ces proses ou séquences si fort en usage depuis le x1° siècle et qui ajoutaient au chant de la messe une note caractéristique d'allégresse et de triomphe. La liturgie romaine n'a conservé que cinq de ces proses

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Bigot, 376; et enfin la cote: Reg. 4455,5. Reliure maroquin rouge aux armes. Fo 1 à 6, calendrier; f° 7, « Incipit consuetudinarium secundum normam Becci Ilerluini »; f 11, « Incipit tabularius de sanctis » ; fo 102, « De professione noviciorum. » Seconde partie du ms., fo 112 et 113, en blanc; fo 114, « Incipit prologus Albuini presbiteri in librum de virtutibus.» (Martène, Anecd., 1, 668). Troisième partie du ms., fo 162. écriture de chartes, sans titre. titre du xvII° siècle : « Aristotelis liber de astrologia, cum versione et lingua arabica per Philippum clericum. »

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«De prefationibus quum dicuntur. Prima prefatio Quia per incarnati, quam dicimus in Annuntiatione, in Purificatione et in Nativitate domini ad tres missas et omnibus octo diebus sequentibus. Secunda prefatio, Quia cum unigenitus, in die et in octavis Epiphanie. Tercia prefatio, Qui corporali jejunio, quam dicimus in capite jejunii et per totam XLam tam dominicis quam feriis usque in Ramis palmarum. Quarta, Qui salutem humani generis, quam dicimus in Ramis palmarum et quatuor diebus... » Il y a ici une lacune dans le ms. (Bibl. nat., lat. 1208, f 54 vo.)

Nous donnons le calendrier du Bec aux Pièces justificatives, no 5. 3 Sur l'histoire des neumes ou vocalises qui, de toute antiquité. accompagnaient le dernier alleluia du graduel, et qui devaient donner naissance aux séquences ou proses, voir: L. Gautier, Histoire de la poésie liturgique au moyen Age: les Tropes, I, p. 17 et suiv.; le même: OEuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor, p. 281 et suiv.; le chan. Ulysse Chevalier, Poésie liturgique du moyen age, I, p. 93 et suiv.

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