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de remettre en vigueur les droits et de faire payer exactement les revenus de l'abbaye à l'aide des chartes et des titres que l'on avait portés à Rouen, afin de les mettre à l'abri des hasards de la guerre; car les calamités de tout genre qui désolaient la Normandie avaient obligé l'abbé à retourner à Rouen, tant pour pourvoir à sa propre sécurité que pour y mettre en lieu sur les livres et les meubles précieux de son église1. Usé par les chagrins et les angoisses dont il avait été abreuvé pendant plus de douze années, Robert Vallée mourut le 4 mai 1430, dans la retraite qu'il s'était choisie à l'hôtel de la Fontaine. Son corps, rapporté au Bec, fut inhumé dans le chœur, à gauche de la tombe de Guillaume d'Auvillars, son prédécesseur 2.

Chron. du Bec, p. 93 et 146.

* On lisait sur sa pierre tombale l'inscription suivante :

Hoc jacet in loco venerabilis atque disertus
Abbas, vocabulo cui Vallis sicque Robertus.
Is decretorum doctor fuit, et via morum.
Auxiliante Deo, fratres concorditer illum
Eligunt, in eo ponentes mentis asylum.
Unde fuit natus, Becco stans hic inhumatus,
Anno milleno centum quater atque trigeno,

In Maii mense quarta mortis ruit ense.

Quisque rogel Christum quod celis collocet istum,

Ac sibi solamen sanctorum sentiat. Amen.

Chron. du Bec, p. 94. La dalle tumulaire de Robert Vallée est aujourd'hui conservée dans l'église de Sainte-Croix de Bernay.

CHAPITRE VIII

Triste état de la Normandie. Thomas Frique, 28 abbé. Martin V casse son élection. Thomas Frique réside à Rouen; il assiste à l'abjuration de Jeanne d'Arc. Conflit de préséance entre l'abbé de Jumièges et celui du Bec. Conflit avec l'archevêque de Rouen au sujet de divers règlements monastiques. Chapitre général de 1445; statuts disciplinaires. Acquisition de plusieurs fiefs. Les statues d'apôtres de l'église du Bec. Jean de la Motte, 29o abbé. Eugène IV casse son élection. Caractère de Jean de la Motte. Entrée de Charles VII à Rouen. L'abbé du Bec se donne un vicaire général. Jean de la Motte meurt à Rouen.

La mort d'Henry V avait enlevé aux populations normandes les garanties d'ordre et de sécurité relative dont elles avaient. bénéficié jusque là. Sous le régime d'une minorité, la domination parut plus insupportable, et le désir de la secouer devint prédominant, surtout dans les campagnes et les petites localités. Des troupes de partisans prenaient les armes contre l'Anglais et le harcelaient avec une audace et une ténacité que rien ne lassait '; comme il arrive toujours dans les époques troublées, on voyait apparaître des bandes de pillards, déserteurs de toutes les armées, qui ne profitaient du désarroi général que pour voler ou rançonner les gens sans défense. «En 1428, une troupe de 200 Irlandais et Gallois, débandés de l'armée anglaise, parcourait les vicomtés d'Auge et d'Orbec en pillant les campagnes, sous prétexte de retard

L'année 1434 fut signalée par une insurrection générale dans les campagnes normandes contre le joug de l'Angleterre. Voir : Cronicques de Normendie, edit. Hellot, p. 82.

dans le paiement de leur solde. Le gouvernement anglais fit marcher contre eux des troupes régulières, et ordonna aux nobles de la contrée de prendre les armes pour les combattre1. » La situation, loin de s'améliorer, semblait s'aggraver de jour en jour. Dans l'année 1444, le lieutenant de la ville. de Lisieux adressa des lettres au bailli de Rouen, « affin qu'il remonstrat à Monseigneur le gouvernant et messieurs du grant Conseil, les pilleries, raençons et maulx infinis que faisoient de toutes pars en ceste visconté les gens de guerre de cest parti, affin que provision y feust mise. »

Ce fut dans de telles conjonctures que les religieux du Bec durent songer à donner un successeur à Robert Vallée. Comme personne, dit la Chronique, n'osait plus demeurer dans le pays à moins d'être à l'abri d'une forteresse ou d'un château, il fut décidé que l'élection n'aurait pas lieu, selon l'usage, dans l'abbaye, mais dans la chapelle de l'hôtel de la Fontaine à Rouen. En conséquence, les prieurs et les religieux se rendirent à Rouen; ceux qui durent rester à l'abbaye pour le service donnèrent leur procuration, et le 9 juin 1430, ils élurent pour abbé, par acclamation, leur prieur claustral, Thomas du Bec, dit Frique.

Le vicomte Louis Rioult de Neuville, De la résistance à l'occupation anglaise dans le pays de Lisieux, p. 44.

* Id., p. 44.

3 La dépopulation des campagnes, à cette époque de la domination anglaise, est un fait indéniable. « En ce qui concerne les biens confisqués sur les partisans de la France, l'administration anglaise ne parvenait guère à retirer un modique revenu que de ceux situés dans l'enceinte de villes comme Lisieux, Bernay, Orbec et le Sap; dans les campagnes, les biens restaient à l'abandon... A fort peu d'exceptions près, les biens des français proscrits restaient dans nos campagnes sans que personne voulut se les approprier, ni même les prendre à ferme de l'administration anglaise. » Le vicomte Louis Rioult de Neuville. De la résistance, etc., p. 27 et 38. « En 1434, les paysans du pays de Caux se voyant entièrement ruinés par les Anglais, s'assemblerent au nombre de vingt mille et firent beaucoup plus de mal à leur patrie qu'à leurs ennemis... Ces troupes sans discipline commirent de si grands désordres que tout le monde déserta, et l'on ne vit plus dans tout le pays de Caux ni hommes, ni femmes, excepté dans les forteresses.» Histoire de l'abbaye royale de Saint-Pierre de Jumièges, édit. Loth, II, 181.

Chron. du Bec, p. 94 et 95.

Suivant la Chronique, Thomas aurait été béni peu de temps. après son élection, dans la cathédrale de Rouen 1. Si l'auteur dit vrai, on pourrait croire qu'il reçut deux fois la bénédiction abbatiale. En effet, son élection rencontra d'abord une vive opposition en cour de Rome; pour obtenir qu'elle fût confirmée, la communauté s'adressa aux docteurs de l'Université de Paris. Le 28 juin de la même année, l'Université réunie en corps sous la présidence du recteur, dans l'église de Saint-Mathurin, écrivit au pape et aux cardinaux pour plaider auprès d'eux la cause des religieux. Elle se portait garant des mérites de l'élu, et affirmait que les formes canoniques avaient été observées dans l'élection; enfin elle suppliait le pape de la sanctionner 2.

Martin V commença par casser l'élection de Thomas du Bec, sous prétexte qu'elle avait eu lieu malgré la réserve faite par lui de la donner à un abbé capable de la gouverner; puis il le nomma de sa propre autorité, proprio motu, l'autorisant à se faire bénir « par tel évêque qu'il voudrait, et à faire entre ses mains le serment de fidélité au Saint-Siège. Cette bulle est datée de Rome, le 18 août 1430 3. Le 27 novembre suivant, les grands-vicaires du chapitre de Rouen, en l'absence du doyen, Guillaume Entrant, accordèrent à Thomas l'autorisation de se faire bénir dans la chapelle de l'hôtel du Bec par l'évêque qu'il voudrait'.

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L'abbé Thomas Frique fut obligé de résider souvent à

Chronique du Bec, p. 95. Frique est le nom que lui donne la Chronique; on pourrait aussi bien, et mieux peut-être, l'appeler Friquet, en latin Friquetus comme dans son épitaphe.

Bibl. nat., lat. 13905, fo 98 vo.

Bibl. nat., lat. 13905, f° 4 vo et 50.

Bibl. nat., lat. 13905, f 11 v°. Le siège archiepiscopal de Rouen demeura vacant, par la translation à Besançon de Jean de la RocheTaillée, depuis le mois d'octobre 1429 jusqu'en février 1431. Nous ignorons si l'abbé du Bec usa de l'autorisation de Martin V et du chapitre de Rouen en recevant de nouveau la bénédiction abbatiale. Dans les Registres capitulaires de Rouen on lit, à la date du 16 août 1428, une « monitio facta Guillelmo Intrantis decano, in persona procuratoris sui; » on voulait l'astreindre à venir résider à Rouen. (Archives de la Seine-Inf., G. 2125.)

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Rouen1. « Durant ces guerres sans fin, dit la Chronique, il n'osait demeurer dans son abbaye, de peur d'être emmené comme otage par quelqu'une de ces bandes de pillards qui sillonnaient le pays. Les choses en étaient arrivées à ce point que tous ceux qui possédaient quelque bien, qu'ils fussent abbé, prieur, moine, prêtre, clerc ou même simple femme, ne sortaient de leurs mains et n'échappaient à la mort qu'après avoir payé rançon. Au cours de ces nombreuses incursions qui eurent lieu dans le pays du Bec, l'abbaye eut plus d'une fois son mobilier pillé et volé, et ses revenus furent singulièrement diminués du fait des guerres, car les tenanciers n'osaient plus demeurer chez eux, et ne pouvaient ensemencer leurs terres qu'en payant une lourde composition à l'ennemi 2. » Ce fut pour remédier à ce déplorable état de choses que Richard, duc d'York et comte de la Marche, << qui gouverna la Normendie et tint assez bonne justice », donna à Rouen, le 4 octobre 1441, des lettres de sauvegarde « pour empêcher que les soldats anglais ne pillâssent l'abbaye et ses fermes, et permit aux religieux d'aller demander de

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Le prieur claustral était alors Jean du Bec, dit de la Mare, qui paraît avoir rempli ces fonctions depuis 1434 jusqu'à sa mort arrivée le 19 mars 1439. On lisait sur sa tombe, dans le chapitre, l'inscription suivante: «< Hic jacet venerabilis vir frater Joannes de Becco, alias de Mara, quondam prior claustralis B. Mariae de Becco Herluini qui obiit anno Domini MCCCCXXXVIII die XIX mensis martii. Cujus anima requiescat in pace. Amen. » Bibl. nat., lat. 13905, fo 108.

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Chron. du Bec, p. 95 et 96. Dans le compte rendu en 1426-27 par Guillaume Hesbert receveur à Louviers de l'archevêque de Rouen, il est parlé « de terres labourables à Pinterville en ruine et en non valloir et demourant en la main de Monseigneur par deffaute de heoir, combien quilz aient esté criés et fait savoir que si estoit aucune personne qui les voulist prendre qu'il y seroit recseu. » (Arch. de la Seine-Inf. G. 640.) Dans la châtellenie de Gaillon appartenant aussi à l'archevêque, mention en 1433-34 « d'héritages de longtemps dans la main de la seigneurie et que personne n'a mis à pris ne voullu prendre, et sont en buisson et espines.» (Id., G. 587.)

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Cronicques de Normendie, édit. Hellot, p. 82. « Anno MCCCCXXV°; fuit abbas Thomas absolutus ob defectum solutionis decimae datae a domino Martino papa quinto duci Bedfordiae super fructibus in ducatu Normanniae consistentibus, quia imposita fuit et levata tempore domini Roberti, praedecessoris sui, regentis Parisius, et per bullam excipiebantur studentes Parisius. » Chron. du Bec, p. 116.

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