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La construction des tours et de la muraille d'enceinte coûta des sommes énormes, et greva pour longtemps les revenus du monastère. Pour subvenir à ces dépenses d'une manière continue, l'abbé réduisit les distributions des moines; les prêtres qui recevaient 10 francs n'en reçurent plus que 8, et les novices, « juvenes », 6 francs au lieu de 8 qu'ils touchaient auparavant. Cette réduction fut maintenue jusqu'au temps de Robert Vallée, vingt-septième abbé du Bec1.

Ces distributions ou pensions en argent que recevaient les moines semblent être assez en opposition avec l'idée que nous nous faisons de la pauvreté religieuse. Il est certain que ces partages étaient contraires à la règle de saint Benoit et à la désappropriation pratiquée dans les premiers. temps monastiques; en principe, ils étaient improuvés par l'Église. Mais il n'y a pas d'institution humaine où ne se glissent les abus, et qui ne paie ainsi son tribut à l'humanité. Les abbés eurent une table et une mense à part; les offices claustraux obtinrent ou emportèrent ensuite une partie des fonds ou des revenus des abbayes, qui étaient, en réalité, destinés à l'entretien de la communauté ; enfin, les simples religieux eux-mêmes, dans le progrès du relâchement, sont quelquefois devenus propriétaires et ont disposé d'un petit revenu à part. « Ce sont là, ajoute Thomassin, auquel nous empruntons ces conclusions, des démarches insensibles, qui se sont faites les unes après les autres dans la dissipation de l'ancienne régularité 3».

Les conciles tâchaient bien d'enrayer ce mouvement. Un canon de celui d'Auch, tenu en 1308, interdit de faire jamais aucune séparation de biens entre les abbés et les moines; il défend en outre aux abbés de donner aux simples religieux des pensions en blé, en argent, ou autres choses sur les biens du monastère, afin de ne pas rendre les moines

Chronique du Bec, p. 140. Cependant, la Chronique dit page 109 que les pitances ne furent rétablies que sous l'abbé Geoffroy d'Epaignes. 2 Regula S. Benedicti, cap. xxx, Si quid debeant monachi proprium habere.

3 Ancienne et nouvelle discipline, etc., t. VI, p. 616.

propriétaires, et de ne pas dissiper, par cette distribution, le temporel de la communauté 1. La condamnation mème de ces partages de biens entre les simples moines montre qu'ils étaient devenus fréquents.

Parfois, la cupidité ou la négligence de certains officiers claustraux, qui laissaient les religieux manquer du nécessaire, obligea les abbés à donner à chaque moine une pension particulière. Nous en trouvons un curieux exemple à Jumièges.

Lorsque l'abbé Jean de Fors vint, aux fêtes de Pàques 1380, prendre possession de son abbaye, les religieux se plaignirent hautement de la négligence que les officiers de la chambrerie mettaient à payer ce qui était dû pour le vestiaire; et ils montraient les haillons dont ils étaient couverts. Ces abus émurent vivement l'abbé. Après avoir cherché le remède à ce mal, il n'en trouva d'autre, paraît-il, « que dans la cession qu'il se proposa de faire des rentes seigneuriales de sa chambre pour l'entretien de trente religieux de communauté, non compris les prieurs et officiers au nombre de neuf et leurs compagnons... Il fit entrer le notaire et lui dicta à haute voix, et mot à mot, l'acte par lequel il transmettoit aux trente religieux particuliers du monastère et à leurs successeurs en pareil nombre, 329 livres de rentes à prendre par l'un d'entre eux sur divers tènements et vavassories..., à condition qu'ils ne feroient à l'avenir aucune dépense pour leurs habits dont voici les noms un froc, une coule ou scapulaire, une pelisse d'agneau, une cotte ou robe de brunette, une chemise d'étamine, un caleçon, un famulaire ou haut de chausse, une paire de bas et de chaussons d'étoffe blanche et une paire de souliers. Jean de Fors ne fut pas trompé dans le choix du remède qu'il avoit cru nécessaire pour obvier aux dissensions. Non seulement les religieux consentirent de se fournir de vêtements pour le prix, mais même de s'entretenir de couvertures, de draps de serge pour leurs lits et de linge pour le réfectoire. L'acte est du 16 juin 1380. 2 »

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Ancienne et nouvelle discipline, etc., t. VI, p. 619.

Hist. de l'abb. royale de Saint-Pierre de Jumièges, édit. Loth, II, 122-124.

Le 13 juillet 1398, l'abbé Geoffroy Harenc, accompagné de plusieurs seigneurs français et normands, entreprit un pèlerinage en Terre-Sainte. Voir Jérusalem, le Saint-Sépulcre, le tombeau de sainte Catherine au mont Sinaï, tel était le but de leur voyage. Pendant le retour, en traversant les déserts, l'abbé tomba dans un précipice d'où l'on ne put le retirer qu'au bout de trois jours, exténué et mourant de faim. Il fut si malade, que, ne pouvant voyager ni à pied ni à cheval, il fallut le transporter en litière jusqu'en Italie. Épuisé de souffrances, il mourut en arrivant à Padoue, le 15 juin 1399. Lorsque les moines du Bec apprirent la mort de leur abbé, ils envoyèrent plusieurs de leurs confrères célébrer à Padoue un service solennel et faire élever à Geoffroy un tombeau dans l'église où il avait été inhumé 1.

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Chron. du Bec, p. 72. La Chronique de François Carré (p. 223) dit que Geoffroy Harenc fut inhumé dans la principale église, in majori ecclesia », de Padoue, ce qui peut s'entendre de la cathédrale ou de la fameuse basilique de Saint-Antoine. M. A. Bertolotti, archiviste d'Etat à Mantoue, a bien voulu rechercher s'il n'existait pas quelque trace du tombeau érigé à leur abbé par les moines du Bec; il n'en reste aucune. Voici ce que le savant archiviste nous écrivait en 1881: « Ora sono in posizione di affirmarle che in nessuna chiesa de Padova essiste traccia di iscrizioni o de monumenti che reguardi il Gaufridus Harenc abbas Beccensis. »

CHAPITRE VII

Guillaume d'Auvillars, 26° abbé. Le pape refuse de ratifier son élection. Prieurés de l'ordre du Bec donnés en commende à des cardinaux. Réclamations des religieux. Bulles d'Alexandre V et de Jean XXIII. L'hôtel de la Barre du Bec à Paris. Acquisition de plusieurs fiefs. Achèvement de la forteresse de l'abbaye. Henri V en Normandie. Robert Vallée, 27 abbé. Les Anglais s'emparent de l'abbaye. Le roi d'Angleterre au Bec. Caractère de la conquête anglaise. Un parti de Français occupe l'abbaye. Les Anglais la reprennent. L'abbé du Bec emmené prisonnier à Rouen. L'église abbatiale est réconciliée. Acquisition de l'hôtel de la Fontaine à Rouen. Mort de Robert Vallée.

Un chapitre général avait été convoqué, le 17 juillet 1399, pour donner un successeur à Geoffroy Harenc. Il n'y eut de présents, avec Guillaume d'Auvillars, prieur claustral, que Jean de Bouquetot, prieur du Pré, Guillaume de Fécamp, prieur de Pontoise, et Jean de Liancourt, prieur de Saint-Philbert. La communauté prit part à l'élection qui ne se faisait plus par voie de compromis. Hugues le Renvoisier, doyen de l'église de Rouen, Robert de Livet, vicaire de l'archevêque, et Jean Tibout, chanoine d'Évreux avaient été invités à se trouver à l'élection, comme amis de la communauté, pour donner leur avis et conseil. Après les prières accoutumées,

'Il est appelé Hugues Lenvoisié par D. Pommeraye (Hist. de l'église cathédrale de Rouen, p. 310), et dans les Registres capitulaires de Rouen, et Hugez le Renvoisié par Pierre Cochon (Chronique normande, édit. C. de Beaurepaire, p. 336).

le prieur de Pontoise, ayant proposé le prieur claustral Guillaume d'Auvillars, fut suivi de toute l'assemblée 1.

Cette élection, dit la Chronique du Bec, se fit par acclamation, « divinà inspiratione ». Guillaume d'Auvillars fut béni le 3 août suivant par l'archevêque de Rouen, et installé dans sa chaire abbatiale le 24 du même mois 2.

Jusque là, les abbés du Bec avaient demandé aux seuls archevêques de Rouen la confirmation de leur élection. Mais comme les papes Clément VI, Grégoire XI et Clément VII avaient donné en commende des bénéfices réguliers à des cardinaux et à des prélats français, Guillaume d'Auvillars agit prudemment en demandant au pape d'Avignon de confirmer son élection à l'abbaye du Bec; il pouvait craindre des compétiteurs.

Benoit XIII, le fameux Pierre de Lune, avait été élu, le 28 septembre 1394, par les cardinaux fidèles à Clément VII; et bien que l'obédience lui eût été soustraite par l'assemblée générale du clergé français, le 22 mai 1398, cette mesure n'avait point été approuvée par la France entière. Benoit conservait un bon nombre de partisans ayant à leur tête le duc d'Orléans. Ce fut à ce pape que Guillaume d'Auvillars eut affaire 3.

La ratification de son élection n'eut pas lieu sans de grandes difficultés; il fallut que tous ses amis s'en mêlàssent et écrivissent lettres sur lettres. La communauté du Bec s'adressa d'abord à Amédée de Saluces, cardinal du titre de Sainte-Marie Nouvelle, et doyen de Bayeux. On lui représentait que Guillaume d'Auvillars, précédemment prieur claustral, avait fait preuve de zèle, de prudence et de piété ; qu'il avait autrefois honorablement occupé les offices d'hôtelier,

Bibl. nat., lat. 13905, f° 11 v.

Chron. du Bec, p. 73.

* On lit dans le compte rendu en 1400-1401 par Nicolas de Bourc, trésorier de l'archevêque de Rouen : « A Jean Caïn, de Saint-Maclou, lequel porta des lettres de par Monseigneur aux six évêques de la province, et à l'abbé du Bec Heluin et de Corneville, pour cause de l'assemblée qui devoit estre des prélats et seigneurs de ce païs à Més en Lorraine sur l'union de l'Eglise... 4 livres 10 sols. » Arch. de la Seine-Inférieure,

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