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17.395 R864,1 1819 V.5

EXTRAIT

DU PROJET

DE PAIX PERPÉTUELLE

DE M. L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE.

Tunc genus humanum positis sibi consulat armis,
Inque vicem gens omnis amet.

LUCAN. lib. 1, v. 60.

V.

PROJET

DE

PAIX PERPÉTUELLE.

COMME jamais projet plus grand, plus beau ni plus utile, n'occupa l'esprit humain, que celui d'une paix perpétuelle et universelle entre tous les peuples de l'Europe, jamais auteur ne mérita mieux l'attention du public que celui qui propose des moyens pour mettre ce projet en exécution. Il est même bien difficile qu'une pareille matière laisse un homme sensible et vertueux exempt d'un peu d'enthousiasme; et je ne sais si l'illusion d'un cœur véritablement humain, à qui son zèle rend tout facile, n'est pas en cela préférable à cette âpre et repoussante raison qui trouve toujours dans son indifférence pour le bien public le premier obstacle à tout ce qui peut le favoriser.

Je ne doute pas que beaucoup de lecteurs ne s'arment d'avance d'incrédulité pour résister au plaisir de la persuasion, et je les plains de prendre si tristement l'entêtement pour la sagesse. Mais j'espère que quelque âme honnête partagera l'émotion délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un sujet si intéressant pour l'humanité. Je vais voir,

du moins en idée, les hommes s'unir et s'aimer; je vais penser à une douce et paisible société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun; et, réalisant en moi-même un tableau si touchant, l'image d'une félicité qui n'est point m'en fera goûter quelques instans une véritable.

Je n'ai pu refuser ces premières lignes au sentiment dont j'étois plein. Tâchons maintenant de raisonner de sang-froid. Bien résolu de ne rien avancer que je ne le prouve, je crois pouvoir prier le lecteur à son tour de ne rien nier qu'il ne le réfute; car ce ne sont pas tant les raisonneurs que je crains, que ceux qui, sans se rendre aux preuves, n'y veulent rien objecter.

Il ne faut pas avoir long-temps médité sur les moyens de perfectionner un gouvernement quelconque pour apercevoir des embarras et des obstacles, qui naissent moins de sa constitution que de ses relations externes; de sorte que la plupart des soins qu'il faudroit consacrer à sa police, on est contraint de les donner à sa sûreté, et de songer plus à le mettre en état de résister aux autres qu'à le rendre parfait en lui-même. Si l'ordre social étoit, comme on le prétend, l'ouvrage de la raison plutôt que des passions, eût-on tardé si long-temps à voir qu'on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur; que chacun de nous étant dans l'état civil avec ses concitoyens, et dans l'état de nature avec tout le

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