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vertueusement, bien heureusement employé, je croirois même avoir bien racheté l'inutilité des autres, si je pouvois rendre ce triste reste bon en quelque chose à vos braves compatriotes, si je pouvois concourir par quelque conseil utile aux vues de leur digne chef et aux vôtres de ce côté-là donc soyez sûr de moi; ma vie et mon cœur sont à vous.

Mais, monsieur, le zèle ne donne pas les moyens, et le désir n'est pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici sottement le modeste je sens bien ce que j'ai, mais je sens encore mieux ce qui me manque. Premièrement, par rapport à la chose, il me manque une multitude de connoissances relatives à la nation et au pays; connoissances indispensables, et qui, pour les acquérir, demanderont de votre part beaucoup d'instructions, d'éclaircissemens, de mémoires, etc.; de la mienne beaucoup d'études et de réflexions. Par rapport à moi il me manque plus de jeunesse un esprit plus tranquille, un cœur moins épuisé d'ennuis, une certaine vigueur de génie, qui, même quand on l'a, n'est pas à l'épreuve des années et des chagrins; il me manque la santé, le temps; il me manque, accablé d'une maladie incurable et cruelle, l'espoir de voir la fin d'un long travail, que la seule attente du succès peut donner le courage de suivre; il me manque enfin l'expérience dans les affaires, qui seule éclaire plus sur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations.

Si je me portois passablement, je me dirois : J'irai

en Corse; six mois passés sur les lieux m'instruiront plus que cent volumes. Mais comment entreprendre un voyage aussi pénible, aussi long, dans l'état où je suis? le soutiendrai-je ? me laisseroit-on passer? Mille obstacles m'arrêteroient en allant, l'air de la mer achèveroit de me détruire avant le retour. Je vous avoue que je désire mourir parmi les miens.

Vous pouvez être pressé : un travail de cette importance ne peut être qu'une affaire de très-longue haleine, même pour un homme qui se porteroit bien. Avant de soumettre mon ouvrage à l'examen de la nation et de ses chefs, je veux commencer par en être content moi-même : je ne veux rien donner par morceaux; l'ouvrage doit être un; l'on n'en sauroit juger séparément. Ce n'est déjà pas peu de chose que de me mettre en état de commencer; pour achever, cela va loin.

Il se présente aussi des réflexions sur l'etat précaire où se trouve encore votre île. Je sais que, sous un chef tel qu'ils l'ont aujourd'hui, les Corses n'ont rien à craindre de Gênes : je crois qu'ils n'ont rien à craindre non plus des troupes qu'on dit que la France y envoie; et ce qui me confirme dans ce sentiment est de voir un aussi bon patriote que vous me paroissez l'être rester, malgré l'envoi de ces troupes, au service de la puissance qui les donne. Mais, monsieur, l'indépendance de votre pays n'est point assurée tant qu'aucune puissance ne la reconnoît; et vous m'avouerez qu'il n'est pas encourageant pour

un aussi grand travail de l'entreprendre sans savoir s'il peut avoir son usage, même en le supposant bon.

Ce n'est point pour me refuser à vos invitations, monsieur, que je vous fais ces objections, mais pour les soumettre à votre examen et à celui de M. Paoli. Je vous crois trop gens de bien l'un et l'autre pour vouloir que mon affection pour votre patrie me fasse consumer le peu de temps qui me reste a des soins qui ne seroient bons à rien.

Examinez donc, messieurs; jugez vous-mêmes, et soyez sûrs que l'entreprise dont vous m'avez trouvé digne ne manquera point par ma volonté.

Recevez, je vous prie, mes très-humbles salutations.

P. S. En relisant votre lettre, je vois, monsieur, qu'à la première lecture j'ai pris le change sur votre objet. J'ai cru que vous demandiez un corps complet de législation, et je vois que vous demandez seulement une institution politique; ce qui me fait juger que vous avez déjà un corps de lois civiles autre que le droit écrit, sur lequel il s'agit de calquer une forme de gouvernement qui s'y rapporte. La tâche est moins grande, sans être petite, et il n'est pas sûr qu'il en résulte un tout aussi parfait; on n'en peut juger que sur le recueil complet de vos lois.

m

JE

LETTRE II.

AU MÊME.

Motiers, le 15 octobre 1764.

E ne sais, monsieur, pourquoi votre lettre du 3 ne m'est parvenue qu'hier. Ce retard me force, pour profiter du courrier, de vous répondre à la hâte, sans quoi ma lettre n'arriveroit pas à Aix assez tôt pour vous y trouver.

:

Je ne puis guère espérer d'être en état d'aller en Corse. Quand je pourrois entreprendre ce voyage, ce ne seroit que dans la belle saison d'ici là le temps est précieux, il faut l'épargner tant qu'il est possible, et il sera perdu jusqu'à ce que j'aie reçu vos instructions. Je joins ici une note rapide des premières dont j'ai besoin ; les vôtres me seront toujours nécessaires dans cette entreprise. Il ne faut point là-dessus me parler, monsieur, de votre insuffisance à juger de vous par vos lettres, je dois plus me fier à vos yeux qu'aux miens; et à juger par vous de votre peuple, il a tort de chercher ses guides hors de chez lui.

Il s'agit d'un si grand objet que ma témérité me fait trembler: n'y joignons pas du moins l'étourderie. J'ai l'esprit très-lent; l'âge et les maux le ralentissent encore. Un gouvernement provisionnel a ses

inconvéniens: quelque attention qu'on ait à ne faire que les changemens nécessaires, un établissement tel que celui que nous cherchons ne se fait point sans un peu de commotion, et l'on doit tâcher au moins de n'en avoir qu'une. On pourroit d'abord jeter les fondemens, puis élever plus à loisir l'édifice. Mais cela suppose un plan déjà fait, et c'est pour tracer ce plan même qu'il faut le plus méditer. D'ailleurs il est à craindre qu'un établissement imparfait ne fasse plus sentir ses embarras que ses avantages, et que cela ne degoûte le peuple de l'achever. Voyons toutefois ce qui se peut faire : les mémoires dont j'ai besoin reçus, il me faut bien six mois pour m'instruire, et autant au moins pour digérer mes instructions; de sorte que, du printemps prochain en un an, je pourrois proposer mes premières idées sur une forme provisionnelle, et au bout de trois autres années mon plan complet d'institution. Comme on ne doit promettre que ce qui dépend de soi, je ne suis pas sûr de mettre en état mon travail en si peu de temps; mais je suis si sûr de ne pouvoir l'abréger, que, s'il faut rapprocher un de ces deux termes, il vaut mieux que je n'entreprenne rien.

Je suis charmé du voyage que vous faites en Corse dans ces circonstances; il ne peut que nous être trèsutile. Si, comme je n'en doute pas, vous vous y occupez de notre objet, vous verrez mieux ce qu'il faut me dire que je ne puis voir ce que je dois vous demander. Mais permettez-moi une curiosité que

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