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ble, l'élection de son successeur, afin que le crédit de celui-ci ne pût influer sur la sentence dont il auroit pour lui-même intérêt d'adoucir la sévérité. Je sais qu'il seroit à désirer qu'on eût plus de temps pour dévoiler bien des vérités cachées, et mieux instruire le procès. Mais si l'on tardoit après l'élection, j'aurois peur que cet acte important ne devînt bientôt qu'une vaine cérémonie, et, comme il arriveroit infailliblement dans un royaume héréditaire, plutôt une oraison funèbre du roi défunt qu'un jugement juste et sévère sur sa conduite. Il vaut mieux, en cette occasion, donner davantage à la voix publique, et perdre quelques lumières de détail, pour conserver l'intégrité et l'austérité d'un jugement qui sans cela deviendroit inutile.

A l'égard du tribunal qui prononceroit cette sentence, je voudrois que ce ne fût ni le sénat, ni la diète, ni aucun corps revêtu de quelque autorité dans le gouvernement, mais un ordre entier de citoyens, qui ne peut être aisément ni trompé ni corrompu. Il me paroît que les cives electi, plus instruits, plus expérimentés que les servans d'état, et moins intéressés que les gardiens des lois, déjà trop voisins du trône, seroient précisément le corps intermédiaire où l'on trouveroit à la fois le plus de lumières et d'intégrité, le plus propre à ne porter que des jugemens sûrs et par là préférables aux deux autres en cette occasion. Si même il arrivoit que ce corps ne fût pas assez nombreux pour un jugement

de cette importance, j'aimerois mieux qu'on lui donnât des adjoints tirés des servans d'état que des gardiens des lois. Enfin je voudrois que ce tribunal ne fût présidé par aucun homme en place, mais par un maréchal tiré de son corps, et qu'il éliroit luimême comme ceux des diètes et des confédérations : tant il faudroit éviter qu'aucun intérêt particulier n'influât dans cet acte, qui peut devenir très-auguste ou très - ridicule, selon la manière dont il y sera procédé.

En finissant cet article de l'élection et du jugement des rois, je dois dire ici qu'une chose dans vos usages m'a paru bien choquante et bien contraire à l'esprit de votre constitution; c'est de la voir presque renversée et anéantie à la mort du roi, jusqu'à suspendre et fermer tous les tribunaux, comme si cette constitution tenoit tellement à ce prince que la mort de l'un fût la destruction de l'autre. Eh mon Dieu ! ce devroit être exactement le contraire. Le roi mort, tout devroit aller comme s'il vivoit encore; on devroit s'apercevoir à peine qu'il manque une pièce à la machine, tant cette pièce étoit peu essentielle à sa solidité. Heureusement cette inconséquence ne tient à rien. Il n'y a qu'à dire qu'elle n'existera plus, et rien au surplus ne doit être changé mais il ne faut pas laisser subsister cette étrange contradiction; car si c'en est une déjà dans la présente constitution, c'en seroit une bien plus grande encore après la réforme.

CHAPITRE XV.

Conclusion.

VOILA mon plan suffisamment esquissé : je m'arrête. Quel que soit celui qu'on adoptera, l'on ne doit pas oublier ce que j'ai dit dans le Contrat social (*) de l'état de foiblesse et d'anarchie où se trouve une nation tandis qu'elle établit ou réforme sa constitution. Dans ce moment de désordre et d'effervescence elle est hors d'état de faire aucune résistance, et le moindre choc est capable de tout renverser. Il importe donc de se ménager à tout prix un intervalle de tranquillité durant lequel on puisse sans risque agir sur soi-même et rajeunir sa constitution. Quoique les changemens à faire dans la vôtre ne soient pas fondamentaux et ne paroissent pas fort grands, ils sont suffisans pour exiger cette précaution; et il faut nécessairement un certain temps pour sentir l'effet de la meilleure réforme et prendre la consistance qui doit en être le fruit. Ce n'est qu'en supposant que le succès réponde au courage des confédérés et à la justice de leur cause, qu'on peut songer à l'entreprise dont il s'agit. Vous ne serez jamais libres tant qu'il restera un seul soldat russe en Po

(*) Livre 11, chap. 10.

logne, et vous serez toujours menacés de cesser de l'être tant que la Russie se mêlera de vos affaires. Mais si vous parvenez à la forcer de traiter avec vous comme de puissance à puissance, et non plus comme de protecteur à protégé, profitez alors de l'épuisement où l'aura jetée la guerre de Turquie pour faire votre œuvre avant qu'elle puisse la troubler. Quoique je ne fasse aucun cas de la sûreté qu'on se procure au dehors par des traités, cette circonstance unique vous forcera peut-être de vous étayer, autant qu'il se peut, de cet appui, ne fût-ce que pour connoître la disposition présente de ceux qui traiteront avec vous. Mais ce cas excepté, et peut-être en d'autres temps quelques traités de commerce, ne vous fatiguez pas à de vaines négociations, ne vous ruinez pas en ambassadeurs et ministres dans d'autres cours, et ne comptez pas les alliances et traités pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien avec les puissances chrétiennes: elles ne connoissent d'autres liens que ceux de leur intérêt : quand elles le trouveront à remplir leurs engagemens, elles les rempliront; quand elles le trouveront à les rompre, elles les rompront autant vaudroit n'en point prendre. Encore si cet intérêt étoit toujours vrai, la connoissance de ce qu'il leur convient de faire pourroit faire prévoir ce qu'elles feront. Mais ce n'est presque jamais la raison d'état qui les guide, c'est l'intérêt momentané d'un ministre, d'une fille, d'un favori; c'est le motif qu'aucune sagesse humaine n'a pu pré

voir, qui les détermine tantôt pour, tantôt contre leurs vrais intérêts. De quoi peut-on s'assurer avec des gens qui n'ont aucun système fixe, et qui ne se conduisent que par des impulsions fortuites? Rien n'est plus frivole que la science politique des cours: comme elle n'a nul principe assuré, l'on n'en peut tirer aucune conséquence certaine; et toute cette belle doctrine des intérêts des princes est un jeu d'enfant qui fait rire les hommes sensés.

Ne vous appuyez donc avec confiance ni sur vos alliés ni sur vos voisins. Vous n'en avez qu'un sur lequel vous puissiez un peu compter, c'est le GrandSeigneur, et vous ne devez rien épargner pour vous en faire un appui: non que ses maximes d'état soient beaucoup plus certaines que celles des autres puissances; tout y dépend également d'un visir, d'une favorite, d'une intrigue de sérail; mais l'intérêt de la Porte est clair, simple; il s'agit de tout pour elle; et généralement il y règne, avec bien moins de lumières et de finesse, plus de droiture et de bon sens. On a du moins avec elle cet avantage de plus qu'avec les puissances chrétiennes, qu'elle aime à remplir ses engagemens et respecte ordinairement les traités. Il faut tâcher d'en faire avec elle un pour vingt ans, aussi fort, aussi clair qu'il sera possible. Ce traité, tant qu'une autre puissance cachera ses projets, sera le meilleur, peut-être le seul garant que vous puissiez avoir; et, dans l'état où la présente guerre laissera vraisemblablement la Russie, j'estime

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