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équestre, dont les sénateurs sont membres comme les nonces, mais où le sénat en corps n'entre pour rien. Telle est ou doit être en Pologne la loi de l'état: mais la loi de la nature, cette loi sainte, imprescriptible, qui parle au cœur de l'homme et à sa raison, ne permet pas qu'on resserre ainsi l'autorité législative, et que les lois obligent quiconque n'y a pas voté personnellement comme les nonces, ou du moins par ses représentans comme le corps de la noblesse. On ne viole point impunément cette loi sacrée ; et l'état de foiblesse où une si grande nation se trouve réduite est l'ouvrage de cette barbarie féodale qui fait retrancher du corps de l'état sa partie la plus nombreuse, et quelquefois la plus saine.

A Dieu ne plaise que je croie avoir besoin de prouver ici ce qu'un peu de bon sens et d'entrailles suffit pour faire sentir à tout le monde! Et d'où la Pologne prétend-elle tirer la puissance et les forces qu'elle étouffe à plaisir dans son sein? Nobles Polonois, soyez plus, soyez hommes: alors seulement vous serez heureux et libres; mais ne vous flattez jamais de l'être tant que vous tiendrez vos frères dans les fers.

Je sens la difficulté du projet d'affranchir vos peuples. Ce que je crains n'est pas seulement l'intérêt mal entendu, l'amour-propre et les préjugés des maîtres. Cet obstacle vaincu, je craindrois les vices et la lâcheté des serfs. La liberté est un aliment de bon suc, mais de forte digestion; il faut des estomacs bien sains pour le supporter. Je ris de ces peuples

avilis qui, se laissant ameuter par des ligueurs, osent parler de liberté sans même en avoir l'idée, et, le cœur plein de tous les vices des esclaves, s'imaginent que, pour être libres, il suffit d'être des mutins. Fière et sainte liberté ! si ces pauvres gens pouvoient te connoître, s'ils savoient à quel prix on t'acquiert et te conserve; s'ils sentoient combien test lois sont plus austères que n'est dur le joug des tyrans, leurs foibles âmes, esclaves de passions qu'il faudroit étouffer, te craindroient plus cent fois que la servitude; ils te fuiroient avec effroi comme un fardeau prêt à les écraser.

Affranchir les peuples de Pologne est une grande et belle opération, mais hardie, périlleuse, et qu'il ne faut pas tenter inconsidérément. Parmi les précautions à prendre, il en est une indispensable et qui demande du temps; c'est, avant toute chose, de rendre dignes de la liberté et capables de la supporter les serfs qu'on veut affranchir. J'exposerai ciaprès un des moyens qu'on peut employer pour cela. Il seroit téméraire à moi d'en garantir le succès quoique je n'en doute pas. S'il est quelque meilleur moyen, qu'on le prenne. Mais, quel qu'il soit, songez que vos serfs sont des hommes comme vous, qu'ils ont en eux l'étoffe pour devenir tout ce que vous êtes: travaillez d'abord à la mettre en œuvre, et n'affranchissez leurs corps qu'après avoir affranchi leurs âmes. Sans ce préliminaire, comptez que votre opé

ration réussira mal.

CHAPITRE VII.

Moyens de maintenir la constitution.

La législation de Pologne a été faite successivement de pièces et de morceaux, comme toutes celles de l'Europe. A mesure qu'on voyoit un abus, on faisoit une loi pour y remédier. De cette loi naissoient d'autres abus qu'il falloit corriger encore. Cette manière d'opérer n'a point de fin, et mène au plus terrible de tous les abus, qui est d'énerver toutes les lois à force de les multiplier.

L'affoiblissement de la législation s'est fait en Pologne d'une manière bien particulière, et peut-être unique. C'est qu'elle a perdu sa force sans avoir été subjuguée par la puissance exécutive. En ce moment encore la puissance législative conserve toute son autorité; elle est dans l'inaction, mais sans rien voir au-dessus d'elle. La diète est aussi souveraine qu'elle l'étoit lors de son établissement. Cependant elle est sans force; rien ne la domine, mais rien ne lui obéit. Cet état est remarquable et mérite réflexion.

Qu'est-ce qui a conservé jusqu'ici l'autorité législative? c'est la présence continuelle du législateur. C'est la fréquence des diètes, c'est le fréquent renouvellement des nonces, qui ont maintenu la république. L'Angleterre, qui jouit du premier de ces avantages, a perdu sa liberté pour avoir négligé

l'autre. Le même parlement dure si long-temps, que la cour, qui s'épuiseroit à l'acheter tous les ans, trouve son compte à l'acheter pour sept, et n'y manque pas. Première leçon pour vous.

Un second moyen par lequel la puissance législative s'est conservée en Pologne, est premièrement le partage de la puissance exécutive, qui a empêché ses dépositaires d'agir de concert pour l'opprimer, et en second lieu le passage fréquent de cette même puissance exécutive par différentes mains, ce qui a empêché tout système suivi d'usurpation. Chaque roi faisoit, dans le cours de son règne, quelques pas vers la puissance arbitraire: mais l'élection de son successeur forçoit celui-ci de rétrograder au lieu de poursuivre ; et les rois, au commencement de chaque règne, étoient contraints, par les pacta conventa, de partir tous du même point. De sorte que, malgré la pente habituelle vers le despotisme, il n'y avoit aucun progrès réel.

Il en étoit de même des ministres et grands officiers. Tous, indépendans et du sénat et les uns des autres, avoient dans leurs départemens respectifs une autorité sans bornes; mais outre que ces places se balançoient mutuellement, en ne se perpétuant pas dans les mêmes familles, elles n'y portoient aucune force absolue; et tout le pouvoir, même usurpé, retournoit toujours à sa source. Il n'en eût pas été de même si toute la puissance exécutive eût été, soit dans un seul corps comme le sénat, soit dans

une famille par l'hérédité de la couronne. Cette famille ou ce corps auroient probablement opprimé tôt ou tard la puissance législative, et par là mis les Polonois sous le joug que portent toutes les nations, et dont eux seuls sont encore exempts; car je ne compte déjà plus la Suède (*). Deuxième leçon.

Voilà l'avantage; il est grand sans doute mais voici l'inconvénient, qui n'est guère moindre. La puissance exécutive, partagée entre plusieurs individus, manque d'harmonie entre ses parties, et cause un tiraillement continuel incompatible avec le bon ordre. Chaque dépositaire d'une partie de cette puissance se met, en vertu de cette partie, à tous égards au-dessus des magistrats et des lois. Il reconnoît, à la vérité, l'autorité de la diète : mais ne reconnoissant que celle-là, quand la diète est dis

(*) Rousseau fait allusion ici à la révolution du 19 août 1772, dans laquelle Gustave III réussit en un jour et sans verser une goutte de sang à détruire le pouvoir aristocratique du sénat, et fit adopter deux jours après, aux quatre ordres réunis, une constitution nouvelle, par l'effet de laquelle l'autorité royale reprit la force et la dignité dont elle avoit besoin, en conservant aux libertés nationales toutes les garanties désirables. Voyez un précis très-bien fait de cet événement et de la constitution qui en fut la suite, dans le Tableau des Révolutions de l'Europe, de Kock, tome II, pages 410 et suiv.

Quant à l'opinion si tranchante de notre auteur à ce sujet, le lecteur n'attend de nous sur cela aucun commentaire. Ce que nous avons seulement à faire remarquer, c'est que ce passage fixe la date de la composition du présent écrit telle que nous l'avons établie dans l'Appendice aux Confessions, ci-devant tome III, page 153.

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