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riorité, et plus on néglige ces signes extérieurs, plus ceux qui nous gouvernent s'efféminent et se corrompent impunément. Il importe pourtant, et plus qu'on ne pense, que ceux qui doivent un jour commander aux autres se montrent dès leur jeunesse supérieurs à eux de tout point, ou du moins qu'ils y tâchent. Il est bon de plus que le peuple se trouve souvent avec ses chefs dans des occasions agréables, qu'il les connoisse, qu'il s'accoutume à les voir, qu'il partage avec eux ses plaisirs. Pourvu que la subordination soit toujours gardée et qu'il ne se confonde point avec eux, c'est le moyen qu'il s'y affectionne et qu'il joigne pour eux l'attachement au respect. Enfin le goût des exercices corporels détourne d'une oisiveté dangereuse, des plaisirs effeminés, et du luxe de l'esprit. C'est surtout à cause de l'âme qu'il faut exercer le corps; et voilà ce que nos petits sages sont loin de voir.

Ne négligez point une certaine décoration publique; qu'elle soit noble, imposante, et que la magnificence soit dans les hommes plus que dans les choses. On ne sauroit croire à quel point le cœur du peuple suit ses yeux, et combien la majesté du cérémonial lui en impose. Cela donne à l'autorité un air d'ordre et de règle qui inspire la confiance, et qui écarte les idées de caprice et de fantaisie attachées à celles du pouvoir arbitraire. Il faut seulement éviter, dans l'appareil des solennités, le clinquant, le papillotage et les décorations de luxe qui

sont d'usage dans les cours. Les fêtes d'un peuple libre doivent toujours respirer la décence et la gravité, et l'on n'y doit présenter à son admiration que des objets dignes de son estime. Les Romains, dans leurs triomphes, étaloient un luxe énorme, mais c'étoit le luxe des vaincus; plus il brilloit, moins il séduisoit; son éclat même étoit une grande leçon pour les Romains. Les rois captifs étoient enchaînés avec des chaînes d'or et de pierreries. Voilà du luxe bien entendu. Souvent on vient au même but par deux routes opposées. Les deux balles de laine mises dans la chambre des pairs d'Angleterre devant la place du chancelier, forment à mes yeux une décoration touchante et sublime. Deux gerbes de blé, placées de même dans le sénat de Pologne, n'y feroient pas un moins bel effet à mon gré.

L'immense distance des fortunes qui sépare les seigneurs de la petite noblesse est un grand obstacle aux réformes nécessaires pour faire de l'amour de la patrie la passion dominante. Tant que le luxe régnera chez les grands, la cupidité régnera dans tous les cœurs. Toujours l'objet de l'admiration publique sera celui des vœux des particuliers; et, s'il faut être riche pour briller, la passion dominante sera toujours d'être riche. Grand moyen de corruption qu'il faut affoiblir autant qu'il est possible. Si d'autres objets attrayans, si des marques de rang distinguoient les hommes en place, ceux qui ne seroient que riches en seroient privés, les vœux secrets prendroient na

turellement la route de ces distinctions honorables, c'est-à-dire celles du mérite et de la vertu, quand on ne parviendroit que par là. Souvent les consuls de Rome étoient très-pauvres, mais ils avoient des licteurs; l'appareil de ces licteurs fut convoité par le peuple, et les plébéiens parvinrent au consulat.

Oter tout-à-fait le luxe où règne l'inégalité me paroît, je l'avoue, une entreprise bien difficile. Mais n'y auroit-il pas moyen de changer les objets de ce luxe et d'en rendre l'exemple moins pernicieux? Par exemple, autrefois la pauvre noblesse en Pologne s'attachoit aux grands qui lui donnoient l'éducation et la subsistance à leur suite. Voilà un luxe vraiment grand et noble, dont je sens parfaitement l'inconvénient, mais qui du moins, loin d'avilir les âmes, les élève, leur donne des sentimens, du ressort, et fut sans abus chez les Romains tant que dura la république. J'ai lu que le duc d'Épernon, rencontrant un jour le duc de Sully, vouloit lui chercher querelle, mais que, n'ayant que six cents gentilshommes à sa suite, il n'osa attaquer Sully qui en avoit huit cents. Je doute qu'un luxe de cette espèce laisse une grande place à celui des colifichets; et l'exemple du moins n'en séduira pas les pauvres. Ramenez les grands en Pologne à n'en avoir que de ce genre, il en résultera peut-être des divisions, des partis, des querelles; mais il ne corrompra pas la nation. Après celui-là tolérons le luxe militaire, celui des armes, des chevaux; mais que toute parure efféminée soit

en mépris; et, si l'on n'y peut faire renoncer les femmes, qu'on leur apprenne au moins à l'improuver et dédaigner dans les hommes.

Au reste, ce n'est pas par des lois somptuaires qu'on vient à bout d'extirper le luxe : c'est du fond des cœurs qu'il faut l'arracher, en y imprimant des goûts plus sains et plus nobles. Défendre les choses qu'on ne doit pas faire est un expédient inepte et vain, si l'on ne commence par les faire haïr et mépriser; et jamais l'improbation de la loi n'est efficace que quand elle vient à l'appui de celle du jugement. Quiconque se mêle d'instituer un peuple doit savoir dominer les opinions, et par elles gouverner les passions des hommes. Cela est vrai surtout dans l'objet dont je parle. Les lois somptuaires irritent le désir par la contrainte plutôt qu'elles ne l'éteignent par le châtiment. La simplicité dans les mœurs et dans la parure est moins le fruit de la loi que celui de l'éducation.

CHAPITRE IV.

Éducation.

C'EST ici l'article important. C'est l'éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale, et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts, qu'elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant en ouvrant les yeux doit voir la patrie, et

jusqu'à la mort ne doit plus voir qu'elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère l'amour de sa patrie, c'est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence; il ne voit que la patrie, il ne vit que pour elle; sitôt qu'il est seul, il est nul; sitôt qu'il n'a plus de patrie, il n'est plus; et s'il n'est pas mort, il est pis.

L'éducation nationale n'appartient qu'aux hommes libres; il n'y a qu'eux qui aient une existence commune et qui soient vraiment liés par la loi. Un François, un Anglois, un Espagnol, un Italien, un Russe, sont tous à peu près le même homme; il sort du collége déjà tout façonné pour la licence. c'est-à-dire pour la servitude. A vingt ans, un Polonois ne doit pas être un autre homme; il doit être un Polonois. Je veux qu'en apprenant à lire il lise des choses de son pays; qu'à dix ans il en connoisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes; qu'à quinze il en sache toute l'histoire, à seize toutes les lois; qu'il n'y ait pas eu dans toute la Pologne une belle action ni un homine illustre dont il n'ait la mémoire et le cœur pleins, et dont il ne puisse rendre compte à l'instant. On peut juger par là que ce ne sont pas les études ordinaires, dirigées par des étrangers et des prêtres, que je voudrois faire suivre aux enfans. La loi doit régler la matière, l'ordre et la forme de leurs études. Ils ne doivent avoir pour instituteurs que des Polonois, tous mariés, s'il est possible, tous

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