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tous les états de l'Europe courir à leur ruine. Monarchies, républiques, toutes ces nations si magnifiquement instituées, tous ces beaux gouvernemens si sagement pondérés, tombés en décrépitude, menacent d'une mort prochaine ; et la Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée, ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs et de son anarchie, montre encore tout le feu de la jeunesse ; elle ose demander un gouvernement et des lois, comme si elle ne faisoit que de naître. Elle est dans les fers, et discute les moyens de se conserver libre; elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles son ennemi venoit d'asseoir son camp. Braves Polonois, prenez garde; prenez garde que, pour vouloir trop bien être, vous n'empiriez votre situation. En songeant à ce que vous voulez acquérir, n'oubliez pas ce que vous pouvez perdre. Corrigez, s'il se peut, les abus de votre constitution; mais ne méprisez pas celle qui vous a faits ce que vous êtes.

Vous aimez la liberté, vous en êtes dignes; vous l'avez défendue contre un agresseur puissant et rusé, qui, feignant de vous présenter les liens de l'amitié, vous chargeoit des fers de la servitude. Maintenant, las des troubles de votre patrie, vous soupirez après la tranquillité. Je crois fort aisé de l'obtenir; mais la conserver avec la liberté, voilà ce qui me paroît difficile. C'est au sein de cette anarchie qui vous est

odieuse que se sont formées ces âmes patriotiques qui vous ont garantis du joug. Elles s'endormoient dans un repos léthargique; l'orage les a réveillées. Après avoir brisé les fers qu'on leur destinoit, elles sentent le poids de la fatigue. Elles voudroient allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. J'ai peur qu'elles ne veuillent des choses contradictoires. Le repos et la liberté me paroissent incompatibles; il faut opter.

Je ne dis pas qu'il faille laisser les choses dans l'état où elles sont ; mais je dis qu'il n'y faut toucher qu'avec une circonspection extrême. En ce moment on est plus frappé des abus que des avantages. Le temps viendra, je le crains, qu'on sentira mieux ces avantages, et malheureusement ce sera quand on les aura perdus.

Qu'il soit aisé, si l'on veut, de faire de meilleures lois. Il est impossible d'en faire dont les passions des hommes n'abusent pas, comme ils ont abusé des premières. Prévoir et peser tous ces abus à venir est peut-être une chose impossible à l'homme d'état le plus consommé. Mettre la loi au-dessus de l'homme est un problème en politique, que je compare à celui de la quadrature du cercle en géométrie. Résolvez bien ce problème ; et le gouvernement fondé sur cette solution sera bon et sans abus. Mais jusque-là soyez sûrs qu'où vous croirez faire régner les lois, ce seront les hommes qui règneront.

Il n'y aura jamais de bonne et solide constitution

que celle où la loi régnera sur les cœurs des citoyens tant que la force législative n'ira pas jusque: là, les lois seront toujours éludées. Mais comment arriver aux cœurs ? c'est à quoi nos instituteurs, qui ne voient jamais que la force et les châtimens, ne songent guère, et c'est à quoi les récompenses matérielles ne meneroient peut-être pas mieux ; la justice même la plus intègre n'y mène pas, parce que la justice est, ainsi que la santé, un bien dont on jouit sans le sentir, qui n'inspire point d'enthousiasme, et dont on ne sent le prix qu'après l'avoir perdu.

Par où donc émouvoir les cœurs, et faire aimer la patrie et ses lois? L'oserai-je dire? par des jeux d'enfans, par des institutions oiseuses aux yeux des hommes superficiels, mais qui forment des habitudes chéries et des attachemens invincibles. Si j'extravague ici, c'est du moins bien complétement, car j'avoue que je vois ma folie sous tous les traits de la

raison.

QUAND

CHAPITRE II.

Esprit des anciennes institutions.

on lit l'histoire ancienne, on se croit transporté dans un autre univers et parmi d'autres êtres. Qu'ont de commun les François, les Anglois, les Russes, avec les Romains et les Grecs? rien presque

que la figure. Les fortes âmes de ceux-ci paroissent aux autres des exagérations de l'histoire. Comment eux qui se sentent si petits penseroient-ils qu'il y ait eu d'aussi grands hommes? Ils existèrent pourtant, et c'étoient des humains comme nous. Qu'est-ce qui nous empêche d'être des hommes comme eux? nos préjugés, notre basse philosophie, et les passions du petit intérêt, concentrées avec l'égoïsme dans tous les cœurs par des institutions ineptes que le génie ne dicta jamais.

Je regarde les nations modernes. J'y vois force faiseurs de lois et pas un législateur. Chez les anciens, j'en vois trois principaux qui méritent une attention particulière, Moïse, Lycurgue et Numa. Tous trois ont mis leurs principaux soins à des objets qui paroîtroient à nos docteurs dignes de risée. Tous trois ont eu des succès qu'on jugeroit impossibles, s'ils étoient moins attestés.

Le premier forma et exécuta l'étonnante entreprise d'instituer en corps de nation un essaim de malheureux fugitifs, sans arts, sans armes, sans talens, sans vertus, sans courage, et qui, n'ayant pas en propre un seul pouce de terrain, faisoient une troupe étrangère sur la face de la terre. Moïse osa faire de cette troupe errante et servile un corps politique, un peuple libre; et, tandis qu'elle erroit dans les déserts sans avoir une pierre pour y reposer sa tête, il lui donnoit cette institution durable, à l'épreuve du temps, de la fortune et des conquérans,

que cinq mille ans n'ont pu détruire ni même altérer, et qui subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force, lors même que le corps de la nation ne subsiste plus.

Pour empêcher que son peuple ne se fondît parmi les peuples étrangers, il lui donna des mœurs et des usages inalliables avec ceux des autres nations; il le surchargea de rites, de cérémonies particulières; il le gêna de mille façons pour le tenir sans cesse en haleine et le rendre toujours étranger parmi les autres hommes; et tous les liens de fraternité qu'il mit entre les membres de sa république étoient autant de barrières qui le tenoient séparé de ses voisins et l'empêchoient de se mêler avec eux. C'est par là que cette singulière nation, si souvent subjuguée, si souvent dispersée, et détruite en apparence, mais toujours idolâtre de sa règle, s'est pourtant conservée jusqu'à nos jours éparse parmi les autres sans s'y confondre, et que ses mœurs, ses lois, ses rites, subsistent et dureront autant que le monde, malgré la haine et la persécution du reste du genre humain.

Lycurgue entreprit d'instituer un peuple déjà dégradé par la servitude et par les vices qui en sont l'effet. Il lui imposa un joug de fer, tel qu'aucun autre peuple n'en porta jamais un semblable; mais il l'attacha, l'identifia pour ainsi dire à ce joug, en l'occupant toujours. Il lui montra sans cesse la patrie dans ses lois, dans ses jeux, dans sa maison, dans ses amours, dans ses festins; il ne lui laissa pas un

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