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troit une puissance effective, capable de forcer les ambitieux à se tenir dans les bornes du traité général.

Il résulte de cet exposé trois vérités incontestables. L'une, qu'excepté le Turc, il règne entre tous les peuples de l'Europe une liaison sociale imparfaite, mais plus étroite que les nœuds généraux et lâches de l'humanité. La seconde, que l'imperfection de cette société rend la condition de ceux qui la composent pire que la privation de toute société entre eux. La troisième, que ces premiers liens, qui rendent cette société nuisible, la rendent en même temps facile à perfectionner; en sorte que tous ses membres pourroient tirer leur bonheur de ce qui fait actuellement leur misère, et changer en une paix éternelle l'état de guerre qui règne entre eux.

Voyons maintenant de quelle manière ce grand ouvrage, commencé par la fortune, peut être achevé par la raison; et comment la société libre et volontaire qui unit tous les états européens, prenant la force et la solidité d'un vrai corps politique, peut se changer en une confédération réelle. Il est indubitable qu'un pareil établissement donnant à cette association la perfection qui lui manquoit, en détruira l'abus, en étendra les avantages, et forcera toutes les parties à concourir au bien commun : mais il faut pour cela que cette confedération soit tellement générale, que nulle puissance considérable ne s'y refuse; qu'elle ait un tribunal judiciaire qui puisse

établir les lois et les règlemens qui doivent obliger tous les membres; qu'elle ait une force coactive et coërcitive pour contraindre chaque état de se soumettre aux délibérations communes, soit pour agir, soit pour s'abstenir; enfin, qu'elle soit ferme et durable, pour empêcher que les membres ne s'en détachent à leur volonté, sitôt qu'ils croiront voir leur intérêt particulier contraire à l'intérêt général. Voilà les signes certains auxquels on reconnoîtra que l'institution est sage, utile et inébranlable. Il s'agit maintenant d'étendre cette supposition, pour chercher par analyse quels effets doivent en résulter, quels moyens sont propres à l'établir, et quel espoir raisonnable on peut avoir de la mettre en exécution.

Il se forme de temps en temps parmi nous des espèces de diètes générales sous le nom de congrès, où l'on se rend solennellement de tous les états de l'Europe pour s'en retourner de même; où l'on s'assemble pour ne rien dire ; où toutes les affaires publiques se traitent en particulier; où l'on délibère en commun si la table sera ronde ou carrée, si la salle aura plus ou moins de portes, si un tel plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre, si tel autre fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite, et sur mille questions de pareille importance, inutilement agitées depuis trois siècles, et très-dignes assurément d'occuper les politiques du nôtre.

Il se peut faire que les membres d'une de ces assemblées soient une fois doués du sens commun; il n'est pas même impossible qu'ils veuillent sincèrement le bien public; et, par les raisons qui seront ci-après déduites, on peut concevoir encore qu'après avoir aplani bien des difficultés ils auront ordre de leurs souverains respectifs de signer la confédération générale que je suppose sommairement contenue dans les cinq articles suivans.

Par le premier, les souverains contractans établiront entre eux une alliance perpétuelle et irrévocable, et nommeront des plénipotentiaires pour tenir, dans un lieu déterminé, une diète ou un congrès permanent, dans lequel tous les différends des parties contractantes seront réglés et terminés par voie d'arbitrage ou de jugement.

Par le second, on spécifiera le nombre des souverains dont les plénipotentiaires auront voix à la diète; ceux qui seront invités d'accéder au traité; l'ordre, le temps et la manière dont la présidence passera de l'un à l'autre par intervalles égaux; enfin la quotité relative des contributions, et la manière de les lever pour fournir aux dépenses communes.

Par le troisième, la confédération garantira à chacun de ses membres la possession et le gouvernement de tous les états qu'il possède actuellement, de même que la succession élective ou héréditaire, selon que le tout est établi par les lois fondamentales de chaque pays; et, pour supprimer tout d'un coup la source

des démêlés qui renaissent incessamment, on conviendra de prendre la possession actuelle et les derniers traités pour base de tous les droits mutuels des puissances contractantes; renonçant pour jamais et réciproquement à toute autre prétention antérieure ; sauf les successions futures contentieuses, et autres droits à échoir, qui seront tous réglés à l'arbitrage de la diète, sans qu'il soit permis de s'en faire raison par voies de fait, ni de prendre jamais les armes l'un contre l'autre, sous quelque prétexte que ce puisse être.

Par le quatrième, on spécifiera les cas où tout allié infracteur du traité seroit mis au ban de l'Europe, et proscrit comme ennemi public; savoir, s'il refusoit d'exécuter les jugemens de la grande alliance, qu'il fit des préparatifs de guerre, qu'il négociât des traités contraires à la confédération, qu'il prît les armes pour lui résister ou pour attaquer quelqu'un des alliés.

Il sera encore convenu par le même article qu'on armera et agira offensivement, conjointement, et à frais communs, contre tout état au ban de l'Europe, jusqu'à ce qu'il ait mis bas les armes, exécuté les jugemens et règlemens de la diète, réparé les torts, remboursé les frais, et fait raison même des préparatifs de guerre contraires au traité.

Enfin, par le cinquième, les plénipotentiaires du corps européen auront toujours le pouvoir de former dans la diète, à la pluralité des voix pour la

provision, et aux trois quarts des voix cinq ans après pour la définitive, sur les instructions de leurs cours les règlemens qu'ils jugeront importans pour procurer à la république européenne et à chacun de ses membres tous les avantages possibles; mais on ne pourra jamais rien changer à ces cinq articles fondamentaux que du consentement unanime des confédérés.

Ces cinq articles, ainsi abrégés et couchés en règles générales, sont, je ne l'ignore pas, sujets à mille petites difficultés, dont plusieurs demanderoient de longs éclaircissemens: mais les petites difficultés se lèvent aisément au besoin; et ce n'est pas d'elles qu'il s'agit dans une entreprise de l'importance de celle-ci. Quand il sera question du détail de la police du congrès, on trouvera mille obstacles et dix mille moyens de les lever. Ici il est question d'examiner par la nature des choses, si l'entreprise est possible ou non. On se perdroit dans des volumes de riens, s'il falloit tout prévoir et répondre à tout. En se tenant aux principes incontestables, on ne doit pas vouloir contenter tous les esprits, ni résoudre toutes les objections, ni dire comment tout se fera; il suffit de montrer que tout se peut faire.

Que faut-il donc examiner pour bien juger de ce système? Deux questions seulement; car c'est une insulte que je ne veux pas faire au lecteur, de lui prouver qu'en général l'état de paix est préférable à l'état de guerre.

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