Page images
PDF
EPUB

toujours avec des forces inattendues, ou avec des troupes étrangères et différemment aguerries, à des peuples ou désarmés, ou divisés, ou sans discipline; mais où prendroit un prince européen des forces inattendues pour accabler tous les autres, tandis que le plus puissant d'entre eux est une si petite partie du tout, et qu'ils ont de concert une si grande vigilance? Aura-t-il plus de troupes qu'eux tous? Il ne le peut, ou n'en sera que plus tôt ruiné, ou ses troupes seront plus mauvaises, en raison de leur plus grand nombre. En aura-t-il de mieux aguerries? Il en aura moins à proportion. D'ailleurs la discipline est partout à peu près la même, ou le deviendra dans peu. Aura-t-il plus d'argent? Les sources en sont communes, et jamais l'argent ne fit de grandes conquêtes. Fera-t-il une invasion subite? La famine ou des places fortes l'arrêteront à chaque pas. Voudrat-il s'agrandir pied à pied? Il donne aux ennemis le moyen de s'unir pour résister; le temps, l'argent et les hommes ne tarderont pas à lui manquer. Diviserat-il les autres puissances pour les vaincre l'une par l'autre? Les maximes de l'Europe rendent cette politique vaine; et le prince le plus borné ne donneroit pas dans ce piége. Enfin, aucun d'eux ne pouvant avoir de ressources exclusives, la résistance est, à la longue, égale à l'effort, et le temps rétablit bientôt les brusques accidens de la fortune, sinon pour chaque prince en particulier, au moins pour la constitution générale.

Veut-on maintenant supposer à plaisir l'accord de deux ou trois potentats pour subjuguer tout le reste? Ces trois potentats, quels qu'ils soient, ne feront pas ensemble la moitié de l'Europe. Alors l'autre moitié s'unira certainement contre eux ; ils auront donc à vaincre plus fort qu'eux-mêmes. J'ajoute que les vues des uns sont trop opposées à celles des autres, et qu'il règne une trop grande jalousie entre eux, pour qu'ils puissent même former un semblable projet. J'ajoute encore que, quand ils l'auroient formé, qu'ils le mettroient en exécution, et qu'il auroit quelques succès, ces succès mêmes seroient, pour les conquérans alliés, des semences de discorde; parce qu'il ne seroit pas possible que les avantages fussent tellement partagés, que chacun se trouvât également satisfait des siens; et que le moins heureux s'opposeroit bientôt aux progrès des autres, qui, par une semblable raison, ne tarderoient à se diviser eux-mêmes. Je doute que, pas depuis que le monde existe, on ait jamais vu trois ni même deux grandes puissances bien unies en subjuguer d'autres sans se brouiller sur les contingens ou sur les partages, et sans donner bientôt, par leur mésintelligence, de nouvelles ressources aux foibles. Ainsi, quelque supposition qu'on fasse, il n'est pas vraisemblable que ni prince, ni ligue, puisse désormais changer considérablement et à demeure l'état des choses parmi nous.

Ce n'est pas à dire que les Alpes, le Rhin, la mer,

les Pyrénées, soient des obstacles insurmontables à l'ambition; mais ces obstacles sont soutenus par d'autres qui les fortifient, ou ramènent les états aux mêmes limites, quand des efforts passagers les en ont écartés. Ce qui fait le vrai soutien du système de l'Europe, c'est bien en partie le jeu des négociations, qui presque toujours se balancent mutuellement : mais ce système a un autre appui plus solide encore, cet appui c'est le corps germanique, placé presque au centre de l'Europe, lequel en tient toutes les autres parties en respect, et sert peut-être encore plus au maintien de ses voisins qu'à celui de ses propres membres corps redoutable aux étrangers par son étendue, par le nombre et la valeur de ses peuples; mais utile à tous par sa constitution, qui, lui ôtant les moyens et la volonté de rien conquérir, en fait l'écueil des conquérans. Malgré les défauts de cette constitution de l'empire, il est certain que, tant qu'elle subsistera, jamais l'équilibre de l'Europe ne sera rompu, qu'aucun potentat n'aura à craindre d'être détrôné par un autre, et que le traité de Westphalie sera peut-être à jamais parmi nous la base du système politique. Ainsi le droit public, que les Allemands étudient avec tant de soin, est encore plus important qu'ils ne pensent, et n'est pas seulement le droit public germanique, mais, à certains égards, celui de toute l'Europe.

Mais si le présent système est inébranlable, c'est en cela même qu'il est plus orageux; car il y a, entre

les puissances européennes, une action et une réaction qui, sans les déplacer tout-à-fait, les tient dans une agitation continuelle; et leurs efforts sont toujours vains et toujours renaissans, comme les flots de la mer, qui sans cesse agitent sa surface sans jamais en changer le niveau; de sorte que les peuples sont incessamment désolés sans aucun profit sensible pour les souverains.

Il me seroit aisé de déduire la même vérité des intérêts particuliers de toutes les cours de l'Europe; car je ferois voir aisément que ces intérêts se croisent de manière à tenir toutes leurs forces mutuellement en respect : mais les idées de commerce et d'argent, ayant produit une espèce de fanatisme politique, font si promptement changer les intérêts apparens de tous les princes, qu'on ne peut établir aucune maxime stable sur leurs vrais intérêts, parce que tout dépend maintenant des systèmes économila plupart fort bizarres, qui passent par la tête des ministres. Quoi qu'il en soit, le commerce, qui tend journellement à se mettre en équilibre, ôtant à certaines puissances l'avantage exclusif qu'elles en tiroient, leur ôte en même temps un des grands moyens qu'elles avoient de faire la loi aux autres. (1)

ques,

Si j'ai insisté sur l'égale distribution de force qui

(1) Les choses ont changé depuis que j'écrivois ceci; mais mon principe sera toujours vrai. Il est, par exemple, très-aisé de prévoir que, dans vingt ans d'ici, l'Angleterre, avec toute sa gloire, sera

résulte en Europe de la constitution actuelle, c'étoit pour en déduire une conséquence importante à l'établissement d'une association générale; car, pour former une confédération solide et durable, il faut en mettre tous les membres dans une dépendance tellement mutuelle, qu'aucun ne soit seul en état de résister à tous les autres, et que les associations particulières qui pourroient nuire à la grande y rencontrent des obstacles suffisans pour empêcher leur exécution; sans quoi la confédération seroit vaine, et chacun seroit réellement indépendant, sous une apparente sujétion. Or, si ces obstacles sont tels que j'ai dit ci-devant, maintenant que toutes les puissances sont dans une entière liberté de former entre elles des ligues et des traités offensifs, qu'on juge de ce qu'ils seroient quand il y auroit une grande ligue armée, toujours prête à prévenir ceux qui voudroient entreprendre de la détruire ou de lui résister. Ceci suffit pour montrer qu'une telle association ne consisteroit pas en délibérations vaines, auxquelles chacun pût résister impunément; mais qu'il en naî

ruinée, et, de plus, aura perdu le reste de sa liberté (*). Tout le monde assure que l'agriculture fleurit dans cette île; et moi je parie qu'elle y dépérit. Londres s'agrandit tous les jours; donc le royaume se dépeuple. Les Anglois veulent être conquérans ; donc ils ne tarderont pas d'être esclaves.

(*) Il avoit d'abord écrit, aura perdu sa liberté. Voyez le motif de cette correction dans la Correspondance (Lettre à M. de Bastide, du 16 juin

« PreviousContinue »