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tinuel des intérêts que les liens du sang et les affaires du commerce, des arts, des colonies, ont mis entre les souverains; la multitude des rivières et la variété de leur cours, qui rend toutes les communications faciles; l'humeur inconstante des habitans, qui les porte à voyager sans cesse et à se transporter fréquemment les uns chez les autres; l'invention de l'imprimerie et le goût général des lettres, qui a mis entre eux une communauté d'études et de connoissances; enfin la multitude et la petitesse des états, qui, jointe aux besoins du luxe et à la diversité des climats, rend les uns toujours nécessaires aux autres. Toutes ces causes réunies forment de l'Europe, nonseulement, comme l'Asie ou l'Afrique, une idéale collection de peuples qui n'ont de commun qu'un nom, mais une société réelle qui a sa religion, ses mœurs, ses coutumes, et même ses lois, dont aucun des peuples qui la composent ne peut s'écarter sans causer aussitôt des troubles.

A voir, d'un autre côté, les dissensions perpétuelles, les brigandages, les usurpations, les révoltes, les guerres, les meurtres, qui désolent journellement ce respectable séjour des sages, ce brillant asile des sciences et des arts; à considérer nos beaux discours et nos procédés horribles, tant d'humanité dans les maximes et de cruauté dans les actions, une religion si douce et une si sanguinaire intolérance, une politique si sage dans les livres et si dure dans la pratique, des chefs si bienfaisans et des peuples si

misérables, des gouvernemens si modérés et des guerres si cruelles; on sait à peine comment concilier ces étranges contrariétés; et cette fraternité prétendue des peuples de l'Europe ne semble être qu'un nom de dérision pour exprimer avec ironie leur mutuelle animosité.

Cependant les choses ne font que suivre en cela leur cours naturel. Toute société sans lois ou sans chefs, toute union formée ou maintenue par le hasard, doit nécessairement dégénérer en querelle et dissension à la première circonstance qui vient à changer. L'antique union des peuples de l'Europe a compliqué leurs intérêts et leurs droits de mille manières; ils se touchent par tant de points, que le moindre mouvement des uns ne peut manquer de choquer les autres; leurs divisions sont d'autant plus funestes, que leurs liaisons sont plus intimes, et leurs fréquentes querelles ont presque la cruauté des guerres civiles.

Convenons donc que l'état relatif des puissances de l'Europe est proprement un état de guerre, et que tous les traités partiels entre quelques-unes de ces puissances sont plutôt des trèves passagères que de véritables paix, soit parce que ces traités n'ont point communément d'autres garans que les parties contractantes, soit parce que les droits des uns et des autres n'y sont jamais décidés radicalement, et que ces droits mal éteints, ou les prétentions qui en tiennent lieu entre des puissances qui ne recon

noissent aucun supérieur, seront infailliblement des sources de nouvelles guerres, sitôt que d'autres circonstances auront donné de nouvelles forces aux prétendans.

D'ailleurs, le droit public de l'Europe n'étant point établi ou autorisé de concert, n'ayant aucuns principes généraux, et variant incessamment selon les temps et les lieux, il est plein de règles contradictoires, qui ne se peuvent concilier que par le droit du plus fort; de sorte que la raison, sans guide assuré, se pliant toujours vers l'intérêt personnel dans les choses douteuses, la guerre seroit encore inévitable, quand même chacun voudroit être juste. Tout ce qu'on peut faire avec de bonnes intentions, c'est de décider ces sortes d'affaires par la voie des armes, ou de les assoupir par des traités passagers: mais bientôt aux occasions qui raniment les mêmes querelles il s'en joint d'autres qui les modifient; tout s'embrouille, tout se complique; on ne voit plus rien au fond des choses; l'usurpation passe pour droit, la foiblesse pour injustice; et, parmi ce désordre continuel, chacun se trouve insensiblement si fort déplacé, que si l'on pouvoit remonter au droit solide et primitif, il y auroit peu de souverains en Europe qui ne dussent rendre tout ce qu'ils ont.

Une autre semence de guerre plus cachée et non moins réelle, c'est que les choses ne changent point de forme en changeant de nature: que des états héréditaires en effet restent électifs en apparence; qu'il

y ait des parlemens ou états nationaux dans des monarchies, des chefs héréditaires dans des républiques; qu'une puissance dépendante d'une autre conserve encore une apparence de liberté; que tous les peuples soumis au même pouvoir ne soient pas gouvernés par les mêmes lois; que l'ordre de succession soit différent dans les divers états d'un même souverain; enfin que chaque gouvernement tende toujours à s'altérer sans qu'il soit possible d'empêcher ce progrès. Voilà les causes générales et particulières qui nous unissent pour nous détruire, et nous font écrire une si belle doctrine sociale avec des mains toujours teintes de humain.

sang

Les causes du mal étant une fois connues, le remède, s'il existe, est suffisamment indiqué par elles. Chacun voit que toute société se forme par les intérêts communs, que toute division naît des intérêts opposés; que mille événemens fortuits pouvant changer et modifier les uns et les autres, dès qu'il y a société, il faut nécessairement une force coactive qui ordonne et concerte les mouvemens de ses membres, afin de donner aux communs intérêts et aux engagemens réciproques la solidité qu'ils ne sauroient avoir par eux-mêmes.

Ce seroit d'ailleurs une grande erreur d'espérer que cet état violent pût jamais changer par la seule force des choses et sans le secours de l'art. Le système de l'Europe a précisément le degré de solidité qui peut la maintenir dans une agitation perpétuelle,

sans la renverser tout-à-fait; et si nos maux ne peuvent augmenter, ils peuvent encore moins finir, parce que toute grande révolution est désormais impossible.

Pour donner à ceci l'évidence nécessaire, commençons par jeter un coup d'œil général sur l'état présent de l'Europe. La situation des montagnes, des mers et des fleuves qui servent de bornes aux nations qui l'habitent, semble avoir décidé du nombre et de la grandeur de ces nations; et l'on peut dire que l'ordre politique de cette partie du monde est, à certains égards, l'ouvrage de la nature.

s'en

En effet, ne pensons pas que cet équilibre si vanté ait été établi par personne, et que personne ait rien fait à dessein de le conserver: on trouve qu'il existe; et ceux qui ne sentent pas en eux-mêmes assez de poids pour le rompre, couvrent leurs vues particulières du prétexte de le soutenir. Mais qu'on y songe ou non, cet équilibre subsiste, et n'a besoin que de lui-même pour se conserver, sans que personne mêle; et quand il se romproit un moment d'un côté, il se rétabliroit bientôt d'un autre de sorte que si les princes qu'on accusoit d'aspirer à la monarchie universelle y ont réellement aspiré, ils montroient en cela plus d'ambition que de génie. Car comment envisager un moment ce projet, sans en voir aussitôt le ridicule? comment ne pas sentir qu'il n'y a point de potentat en Europe assez supérieur aux autres pour pouvoir jamais en devenir le maître? Tous les conquérans qui ont fait des révolutions se présentoient

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