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Nous traiterons ici de l'humanité. En cela nous nous proposons de compléter notre préface antérieure, d'apprécier la généralité des discussions importantes renfermées dans nos volumes actuels, de répondre aux objections adressées, soit à nos travaux historiques, soit à notre doctrine par les systèmes adverses de ce temps.

Ceux qui veulent séparer la lumière des ténèbres, discerner et suivre la bonne route à travers le chaos dans lequel nous vivons, doivent ne jamais oublier ceci : Les erreurs dont leur esprit est blessé, les maux dont leur sympathie est atteinte, viennent d'une source commune. Si tant d'œuvres faciles, scandaleuses ou vaines, sont largement rétribuées, si tant d'œuvres pénibles et utiles, laissent périr de misère les hommes qui les accomplissent, c'est que le but social, seul juge de la valeur des travaux, seul distributeur des salaires équitables, est absent du milieu de nous.

N'imputez pas à une autre cause le défaut de logique qui caractérise la plupart des écrivains de notre génération. Aujourd'hui surtout que le but social est décidément en question, et que le premier venu s'ingère de donner ses conclusions par écrit, il en résulte une logomachie particulière à cet état intellectuel de la France. Entamez la presse contemporaine par un feuilleton ou par un livre, et vous verrez le pour et le contre, le vrai et le faux, le bien et le mal, entrer ensemble par le premier mot, et sortir paisiblement par le dernier, sans s'être heurtés une fois. Aussi, chercher dans les phrases des lettrés autre chose que leur personne, serait s'exposer à de continuelles méprises. L'apologie des mauvaises passions est ici en drame, en légende ou en roman, parce que l'auteur se peint et se glorifie lui-même. Là, tel polémiste est mordant et plein de verve, parce que c'est une vanité en colère qui se bat en duel.

Ailleurs, tel philosophe déclame une doctrine et la soutient avec opiniatreté, pour se faire et se conserver un chevet de conscience.

Nous ignorons quelles luttes nous attendent encore sur le chemin ouvert par nous seuls depuis quatre ans, à la philosophie du devoir; quant à nos adversaires présens et passés, voici ce que nous affirmons : Aucun n'a résumé nos idees de manière à prouver seulement qu'il nous avait lus aucun n'a porté la main sur notre formule générale, pour y étouffer dans une puissante objection le germe synthétique. Leur controverse la plus directe renferme d'excellentes réfutations de ce qu'ils savent eux-mêmes touchant le christianisme, mais rien de simplement contradictoire à la science que nous avons produite là-dessus. Du reste, ils parlent presque toujours notre langue; Dieu et dévoûment sont aussi le mot d'ordre dans le camp opposé. S'ils se contentaient de nier notre principe en acceptant nos conséquences, s'ils n'affirmaient pas quelque chose de personnel, nous ne savons pas, en vérité, comment nous échapperions au piège d'ennemis s'introduisant chez nous marqués de notre signe, et puis nous égorgeant. Heureusement ils se distinguent par une formule à eux, et ils nous offrent ainsi un point de départ assuré pour aboutir à la séparation des langues.

Ce sera sur le sens du mot humanité, que nous mettrons en regard leurs définitions et les nôtres. L'opposition sera nette, diametrale, absolue. Nous commencerons par exprimer nos idées, et par les démontrer avec clarté et rigueur. Ensuite nous passerons à celles de nos adversaires, et rien ne manquera, nous l'espérons, à l'évidence de notre réfutation.

Dégageons d'abord le problème de tout mélange et de toute complexité. Il n'y a que deux manières de le poser; il n'y aurait non plus que deux manières de le résoudre, pour peu que les esprits qui l'entreprennent fussent conséquens. Ce n'est done pas par le nombre des solutions qu'il faut compter les doctrines, car les solutions se multiplient comme les caprices, l'égoïsme, les faiblesses de chair ou d'intelligence des individus qui raisonnent en ces matières. A cette heure, que l'art des mots met une plume entre les mains de chacun, qui n'a pas écrit son nom ou tracé quelque bizarre figure sur la pierre angulaire du monde ? Faut-il s'en occuper? Autant vaudrait composer l'histoire architecturale des ruines célèbres, en relevant les signatures et les inseriptions des visiteurs.

Les deux points de vue entre lesquels est forcé de prendre un parti quiconque veut arriver à un conclusum philosophique, sont le devoir et le droit. Nous sommes placés au point de vue du devoir, et nous allons y amener nos lecteurs par une ligne droite et inflexible.

Qu'est-ce que l'humanité? Une définition exacte de l'homme va nous conduire inductivement à la définition de l'humanité.

L'homme est-il un être complet et absolu, indépendant du milieu qui l'environne, n'ayant ni origine, ni besoins, ni fin, étant, parce qu'il est; ou bien l'homme est-il incomplet, relatif, dependant du milieu qui l'environne, ayant une origine, des besoins, une fin, étant parce qu'il a été engendré?

L'homme est incomplet et relatif, ear à le prendre sur la limite ellemême de sa loi d'existence, il ne peut vivre un instant sans l'air qu'il

respire. L'homme dépend de son milieu, car il est obligé d'y reconnaître, sous peine de mort, les circonstances qui lui sont favorables, et celles qui lui sont défavorables, de se fortifier dans les unes, et d'y choisir le meilleur point d'appui pour vaincre et transformer les autres. L'homme a une origine et une fin, car il naît et il meurt; en un mot, il a des besoins, et il est engendré, dernières affirmations suffisamment établies par ce qui précède.

Puisque l'homme est incomplet, sa normalité exige qu'il soit en relation constante avec l'ensemble de ses termes complémentaires. Maintenant de deux choses l'une : ou il est passif à l'égard de cette relation, et dès lors il en est fatalement gouverné; ou il est actif, et il faut qu'il la connaisse, qu'il veuille s'y conformer, qu'il le puisse.

Or l'homme est actif. La seule chose à laquelle il soit soumis est tou jours un choix, et comment serait-il passif à l'égard d'un choix? Tout choix implique une dualité contradictoire, toute dualité contradictoire une détermination libre, un acte de la part de celui à qui elle est imposée. S'il en était autrement, si l'homme était purement passif, il en résulterait par exemple qu'aux deux circonstances du milieu dont il dépend, et qui lui disent sans cesse vivre ou ne vivre pas, il répondrait sans cesse : vivre ou ne vivre pas, et serait ainsi l'écho éternel d'une éternelle absurdité.

L'homme est donc une activité libre. Pour opérer volontairement le moindre de ses actes sans attenter à sa nature relative, il lui est indispensable d'agir selon sa norme, aussi indispensable qu'il est fatal au plus atomistique des corps bruts, au plus petit grain de sable d'exécuter ses mouvemens sous l'empire de la gravitation universelle.

Sa norme, c'est la loi de l'univers; il doit découvrir cette loi, la connaitre, l'affirmer, la nommer, avant qu'il puisse découvrir, connaître, affirmer, nommer aucun des détails qu'elle renferme ; et elle les renferme tous.

Cette loi est le rapport général des ètres. Il est impossible que les êtres soient déterminés, définis et nommés, avant que le rapport dont ils sont les termes ait reçu une détermination, une définition, un nom. Ainsi, par hypothèse, si le système du monde est une proposition, le verbe de celle proposition, le mot qui exprime le rapport entre le sujet et l'objet, sera nécessairement le premier mot que l'homme devra créer; et de ce mot suivra immédiatement le nom du sujet et celui de l'objet. La connaissance du rapport général des êtres, c'est la raison de l'homme: vérité, certitude, raison, synonymie rigoureuse qui désigne la solution du problème proposé à l'activité humaine; tel est le principe, le criterium, le dogme sur lequel il réglera ses actes sous peine de manquer à sa normalité. Le signe de sa raison, c'est la parole.

Le moyen d'agir selon la normalité qu'il sait et qu'il parle, le moyen de pratiquer la loi qui le met en rapport avec tous ses termes complémentaires, c'est le pouvoir, c'est le droit de l'homme; le signe de son droit, c'est son acle.

De ce que personne ne peut nier que l'homme ne soit incomplet et relatif, nous étions très légitimement autorisés à conclure que tout en lui participait de cette condition fondamentale. La série des intermédiaires que nous venons de dresser prouve analytiquement, 4o que la loi de

l'homme est le rapport général des êtres ; 2o que la raison de l'homme est la connaissance de ce rapport; 5° que sa parole en est l'expression; 4o que son droit est le pouvoir de pratiquer ce rapport; 5o enfin, que le signe de son droit est la pratique elle-même de ce rapport ou son acte. Maintenant, n'y a-t-il dans l'univers que des êtres relatifs? Il est évi» dent, en ce cas, que la loi du monde est şoumise à l'universalité des êtres qui sont complément les uns des autres, que cette loi est leur ouvrage, car de qui émanerait-elle ? Ainsi, en supposant que les êtres fussent de deux sortes, les actifs et les passifs, et que le mouvement, dont les uns seraient le principe et les autres l'objet, fût leur nœud complémentaire, il faudrait qu'il fût produit par l'unanimité des uns et accepté par l'unanimité des autres. Le mouvement, la loi, seraient donc la résultante de l'action particulière de chaque activité relative, et de l'obéissance particulière de chaque mollécule passive; alors la loi aurait vraiment le caractère d'un contrat : elle procéderait du droit d'agir et du droit de résister, et elle se manifesterait comme expression de la volonté générale des actifs et des passifs. Alors le système du monde serait fédéraliste.

Nous ne nous amuserons pas à ouvrir la source de l'absurde. Il nous suffira de remarquer que, dans l'hypothèse fédéraliste, rien n'empêcherait que l'univers ne fût changé à volonté et à la majorité des suffrages par les êtres actifs et les êtres passifs, par tous les membres du souverain réunis en assemblées primaires.

La loi du monde suppose donc autre chose que des êtres relatifs. Cette loi est nécessairement le rapport quelconque d'un être actif absolu à un être passif absolu, acte chez l'un, mouvement chez l'autre; et comme la passivité absolue n'existe pas avant d'être passive, c'est-à-dire avant d'obéir, il faut que l'activité absolue commande avant que le rapport soit l'acte précède le mouvement. Si Dieu est le nom de l'activité, matière le nom de la passivité, création sera le nom du rapport; la matière sera rigoureusement créée par Dieu; car elle n'existe qu'à la condition d'être passive: elle n'est passive qu'à la condition d'être mue. Tout acte qui lui imprime un mouvement un, c'est-à-dire une forme une, est donc une création.

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Cette forme, quelle qu'elle soit, la passivité en dépend toujours, puisque son essence est d'obéir; mais l'activité n'en dépend nullement, puisque son essence est de commander.

Quel sera le partage des activités relatives dont l'essence est aussi de commander? Limitées par l'actif absolu et par le passif absolu, commanderont-elles au nom de Dieu, conformeront-elles leur volonté à la sienne, ou bien commanderont-elles au nom de leur propre volonté, et tenterontelles follement l'obéissance de l'être passif absolu?

Le choix leur est offert, car leur essence est de commander. Les activités humaines, par exemple, ont reçu le point d'appui par lequel elles doivent agir selon la loi du monde : ce point d'appui est le corps. Elles ont reçu la connaissance de la loi : cette connaissance est leur levier ou leur raison. Maintenant il faut opter; car il n'y a pas de milieu pour elles; car l'indifférence et le repos sont impossibles à des êtres essentiellement actifs.

Il faut que l'homme choisisse d'agir en serviteur ou d'agir en maître,

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