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tant des ordonnances de nos Rois que des autres sources du droit français qu'il sut commenter avec habileté. Il ne fit d'abord ce travail que pour lui-même et pour ceux de ses enfans qui se destineraient au barreau, mais quelques-uns de ses amis auxquels il découvrit ses idées l'engagèrent à les communiquer aux premiers magistrats du royaume. Il vint donc à Paris. Louis XIV, dans l'intérêt de la gloire française, lui ordonna de publier ses œuvres. Domat, toujours modeste, ne se croyait point assez fort de son propre mérite, et montrait son ouvrage aux plus habiles à mesure qu'il l'écrivait.

D'Aguesseau, alors conseiller d'état, lui dit en écoutant la lecture d'un cahier où il était traité de l'usure: Je savais bien que l'usure était défendue par l'écriture et par les lois, mais je ne la savais pas contraire au droit naturel.

Ce cahier forme aujourd'hui le titre VI du livre premier des lois civiles. Domat, pour expliquer sa pensée, fixe d'abord les caractères qui distinguent le contrat de louage de celui du prêt. Après avoir posé les fondemens naturels qui rendent licites les commerces où l'on met une chose à profit entre les mains d'un autre qui n'en ayant pas la propriété, mais seulement l'usage, n'est pas tenu de la perte de la chose, il combat l'usure dans ses derniers retranchemens. La règle des profits à venir, dit-il, est que pour y avoir part, il faut s'exposer aux événemens des pertes qui peuvent y arriver au lieu des profits que l'on espérait ; et la condition d'avoir part à un gain futur, renferme celle de ne point profiter, s'il n'y a pas de gain, et de perdre méme si la perte arrive.

Mais n'enlevons pas à notre illustre auteur les armes dont il s'est servi pour flétrir les usuriers. Il nous suffit d'avoir fait connaître la marche qu'il a suivie dans cette importante question.

Voulons-nous d'autres preuves de l'estime de d'Aguesseau ? Personne, écrivait-il à son fils, n'a mieux approfondi le véritable principe de la législation. Il descend jusqu'aux dernières conséquences; il les développe dans un ordre presque géométrique ; toutes les différentes espèces de lois y sont détaillées avec les caractères qui les distinguent. C'est le plan général de la société civile le mieux fait et le plus achevé qui ait jamais paru, et je l'ai toujours regardé comme un ouvrage précieux que j'ai vu croître et presque naître entre mes mains.

Cependant les esprits vulgaires ne pouvaient comprendre que l'effet de la méthode pût réduire en un si court espace tout ce qu'il y avait de substantiel dans d'immenses bibliothèques. Domat leur paraissait un esprit superficiel en comparant la forme extérieure de son livre à cette quantité innombrable de volumes qui avaient été publiés précédemment. Pour savoir se servir de l'ouvrage de Domat, il faut savoir remonter à un principe et en déduire ensuite par le raisonnement, l'application qu'on veut en faire, et l'on trouvait alors plus facile de chercher dans les auteurs des décisions toutes faites. Mais comme l'application, sans le principe, est presque toujours inexacte, le mérite de Domat se fit jour à travers la routine, et frappa même ceux qui étaient étrangers à la science des lois. C'est ce que nous prouve Boileau dans une lettre à son ami Brossette où, faisant à la fois la part de l'éloge et de la critique, il appelle Domat le restaurateur de la raison dans la jurisprudence.

La réputation de l'auteur des lois civiles ne devait pas en France.

s'arrêter

Blackstone le cite dans son Commentaire sur les lois anglaises, et Guillaume Straban le traduisit en anglais en 1726.

Après avoir débrouillé le cahos des lois civiles, Domat fit la même réforme dans le droit public. Il s'occupa aussi de recueillir en latin un choix des lois les plus usuelles sous le titre de Legum delectus. Cet ouvrage, et le traité du droit public ne furent publiés qu'après sa mort. On les réunit dans la suite aux lois civiles. Des travaux si importans méritaient sans doute les plus brillantes récompenses, et Domat n'occupa jamais d'autre place que celle d'avocat du roi au présidial de Clermont. Il eût craint dans des fonctions trop élevées de n'avoir plus assez de temps à donner à la composition de ses ouvrages. Ses goûts particuliers pour l'étude l'éloignaient du grand monde. Cherchant pour toute distraction la société de quelques vrais amis, il trouva parmi les solitaires de Port Royal cette confraternité des lettres qu'il préférait à toutes choses. C'est ainsi qu'il ressera les noeuds de cette ancienne amitié qui l'unissait à Pascal, son compatriote. Celui-ci lui confia en mourant ses papiers les plus secrets.

De tels honneurs suffirent à la modestie de Domat; mais ses nombreux protecteurs le voyaient avec peine enseveli dans la

retraite lorsque son génie le rendait digne des plus hautes destinées. Domat restait sourd à leurs prières. Ils profitèrent du temps où il était à Paris pour la publication de ses œuvres pour le contraindre à recevoir une modique pension du Roi. Il l'eût refusé pour lui-même, il l'accepta pour sa femme et pour ses treize enfans.

Celui qui avait employé toute sa vie à devenir le plus bel ornement de la justice des hommes, ne devait pas redouter l'instant où il comparaîtrait devant le tribunal de Dieu. Il mourut à Paris, le 14 mars 1695, à l'âge de 70 ans.

Sa mort fut le sommeil du juste: pour que cette simplicité qui avait fait le charme de sa longue carrière le suivît encore au tombeau, il voulut être enterré avec les pauvres dans le cimetière . de l'église de Saint-Benoit, sa paroisse.

Telle fut la fin de cet homme célèbre dont les vertus égalaient le savoir. D'Aguesseau l'appelait le jurisconsulte des magistrats, et la postérité lui a conservé ce titre.

JOSEPH REMY.

CHAPITRE PREMIER.

Des principes de toutes les lois.

Il semble que rien ne devrait être plus connu des hommes que les premiers principes des lois qui règlent, et la conduite de chacun en particulier, et l'ordre de la société qu'ils forment ensemble; et que ceux mêmes qui n'ont pas les lumières de la religion où nous apprenons quels sont ces principes, devraient au moins les reconnaître en eux-mêmes, puisqu'ils sont gravés dans le fond de notre nature. Cependant on voit que les plus habiles de ceux qui ont ignoré ce que nous enseigne la religion les ont si peu connus, qu'ils ont établi des règles qu'ils violent et qui les détruisent.

Ainsi, les Romains qui, entre toutes les nations, ont le plus cultivé les lois civiles, et qui en ont fait un si grand nombre de très-justes, s'étaient donné, comme les autres peuples, la licence d'ôter la vie, et à leurs esclaves, et à leurs propres enfans (1); comme si la puissance que donnent la qualité de père et celle de maître, pouvait dispenser des lois de l'humanité.

Cette opposition si extrême entre l'équité qui luit dans les lois si justes qu'ont faites les Romains et l'inhumanité de cette licence font bien voir qu'ils ignoraient les sources de la justice même qu'ils connaissaient, puisqu'ils blessèrent si grossièrement, par ces lois barbares, l'esprit de ces principes qui sont les fondemens de tout ce qu'il y a de justice et d'équité dans leurs autres lois.

Cet égarement n'est pas le seul d'où l'on peut juger combien ils étaient éloignés de la connaissance de ces principes; on en voit une autre preuve bien remarquable dans l'idée que leurs philosophes leur avaient donnée de l'origine de la société des hommes, dont ces principes sont les fondemens. Car, bien loin de les reconnaître, et d'y voir comment ils doivent former l'union des hommes, ils s'étaient imaginé que les hommes avaient premièrement vécu comme des bêtes sauvages dans les champs, sans communication et sans liaison, jusqu'à ce qu'un d'eux s'avisa qu'on pouvait les mettre en société, et commença de les apprivoiser pour en former une (2).

On ne s'arrêterà pas à considérer les causes de cette contrariété si étrange de lumières et de ténèbres dans les hommes les plus éclairés de ceux qui ont vécu dans le paganisme, et comment (1) V. 1. ult. c. de patr. pot. § 1 et 2. inst. de his qui sui alieni juris. (2) C. de inv. 1. 1, $2.

ils pouvaient connaître tant de règles de la justice et de l'équité sans y sentir les principes d'où elles dépendent. Les premiers élémens de la religion chrétienne expliquent cette énigme; et ce qu'elle nous apprend de l'état de l'homme nous fait connaître les causes de cet aveuglement, et nous découvre en même temps quels sont ces premiers principes que Dieu a établis pour les fondemens de l'ordre de la société des hommes, et qui sont les sources de toutes les règles de la justice et de l'équité.

Mais, quoique ces principes ne nous soient connus que par la lumière de la religion, elle nous les fait voir dans notre nature même avec tant de clarté, qu'on voit que l'homme ne les ignore que parce qu'il s'ignore lui-même, et qu'ainsi rien n'est plus étonnant que l'aveuglement qui lui en ôte la vue.

2. Comme il n'y a donc rien de plus nécessaire dans les sciences que d'en posséder les premiers principes, et qu'en chacune on commence par établir les siens, et par y donner le jour qui met en vue leur vérité et leur certitude, pour servir de fondement à tout le détail qui doit en dépendre, il est important de considérer quels sont ceux des lois, pour connaître quelles sont la nature et la fermeté des règles qui en dépendent; et on jugera du caractère de la certitude de ces principes par la double impression que doivent faire sur notre esprit des vérités que Dieu nous enseigne par la religion, et qu'il nous fait sentir par notre raison de sorte qu'on peut dire que les premiers principes des lois ont un caractère de vérité qui touche et persuade plus que celle des principes des autres sciences humaines; et, qu'au lieu que les principes des autres sciences, et le détail des vérités qui en dépendent, ne sont que l'objet de l'esprit, et non pas du cœur, et qu'elles n'entrent pas même dans tous les esprits, les premiers principes des lois, et le détail des règles essentielles à ces principes, ont un caractère de vérité dont personne n'est incapable, et qui touche également l'esprit et le cœur. Ainsi, l'homme entier en est plus pénétré et plus fortement persuadé que des vérités de toutes les autres sciences humaines.

Il n'y a personne, par exemple, qui ne sente, et par l'esprit, et par le cœur, qu'il n'est pas permis de se tuer ou de se voler, ni de tuer ou voler les autres, et qui ne soit plus pleinement persuadé de ces vérités qu'on saurait l'être d'un théorème de géométrie. Cependant ces vérités mêmes, que l'homicide et le vol sont illicites, tout évidentes qu'elles sont, n'ont pas le caractère d'une certitude égale à celle des premiers principes dont elles dépendent; puisqu'au lieu que ces principes sont des règles dont il n'y a point de dispense ni d'exception, celles-ci sont sujettes à des exceptions et à des dispenses: car, par exemple, Abraham pouvait tuer justement son fils, lorsque le maître de la vie et de la mort le lui commanda (1): et les Hébreux prirent sans crime (1) Gen. 22, 2.

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