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DES

INSTITUTIONS ET DU DROIT.

(11 Année.)

DE LA RESPONSABILITÉ DES PATRONS

Dans les accidents arrivés à leurs ouvriers.

Un homme d'Etat anglais éminent, M. Gladstone, a dit de notre époque c'est le siècle des ouvriers. Comment nier. que cette parole soit juste? Ces hommes, qui travaillent leur vie entière pour autrui, contre un salaire fixe, sans espoir d'arriver à un établissement pour eux-mêmes, et que, par suite, rien n'attache ni ne contente, ces hommes deviennent chaque jour plus nombreux; or, en un temps de Démocratie, la domination appartient au nombre. Aussi voit-on, chez toutes les nations industrielles, la législation relative aux ouvriers prendre chaque jour plus d'importance.

Le sujet que j'entreprends de traiter en est une preuve nouvelle. Voici une question qui n'a rien de politique, rien qui attache ou qui passionne; elle n'est point l'œuvre d'un parti qui en considère le triomphe comme nécessaire au maintien ou à l'accroissement de sa fortune. Elle est toute de l'ordre civil, et, malgré cela, dans les Assemblées législatives et au dehors, elle occupe les esprits. En Allemagne, elle a fait l'objet d'une loi, l'une des premières qu'ait eues le nouvel Empire, et elle a été discutée l'an dernier par les Socialistes savants, les Socialistes de la chaire; en Angleterre, elle a été l'objet aussi d'une loi récente, et était débattue l'an passé, non plus par une réunion d'érudits, mais par un congrès d'ouvriers; elle va occuper le Reichstag autrichien, déjà saisi d'un projet sur la matière; elle a été, en Suisse, l'objet de longs débats et de plusieurs lois, ou fédérales ou cantonales. En France, enfin, où l'Assemblée nationale vient d'employer trois séances à discuter

II ANN Ier SEM. 6e LIV. MAI 1883.

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cette question (sans aboutir, il est vrai), nous n'avons pas eu moins de huit projets de loi et quatre amendements déposés sur le bureau de la Chambre, et la question était, il y a moins d'un an, examinée par l'un de ces congrès mixtes, c'est-à-dire formés de délégués des Chambres syndicales parisiennes d'ouvriers et de patrons, qui ont tenu quelques séances pour discuter en commun ce qui intéresse les deux parties.

Quelle est donc la portée de tous ces débats, le but de ces lois et de ces projets? Poursuit-on, dans ces divers pays, un même but, ou bien le génie de chaque nation se marque-t-il par des tendances différentes? Il y a unité dans le but poursuivi. Les ouvriers des diverses nations sont aujourd'hui assez semblables pour avoir les mêmes idées en beaucoup de choses, et suivre souvent avec persistance une même fin. Les ouvriers anglais, dans leurs congrès, ont demandé la même chose que les ouvriers suisses dans leurs pétitions au Pouvoir fédéral, que les Socialistes allemands au Reichstag, que les députés français dans leurs projets de lois. Ce que l'on recherche partout est ceci : faire pour les ouvriers des lois spéciales plus avantageuses que celles qui règlent le commun des citoyens.

Pendant longtemps on a pu dire que les ouvriers étaient victimes de lois faites contre eux. Ils faisaient entendre à ce sujet, et surtout l'on faisait entendre pour eux des plaintes amères les ouvriers ne peuvent se réunir pour débattre leurs intérêts, ni s'associer pour une fin si juste; ils ne peuvent refuser de concert le travail, ou exiger de certaines conditions, alors qu'en fait, la coalition des patrons est facile! Est-ce surprenant, ajoutait-on; ils ne sont pas citoyens actifs, les lois sont faites par ceux qui les oppriment. Et que demandaient ces ouvriers? Le droit commun, c'est-à-dire une même loi pour tous. Nous ne voulons rien de spécial; nous demandons la liberté; nous en prendrons notre part; nous demandons des règles faites pour tous les Français, sans distinction d'ouvriers ou d'autres.

Cette liberté est venue; partout, le droit de coalition a été proclamé, les droits d'association et de réunion existent aussi, légalement chez la plupart des nations, de fait dans la nôtre. Les ouvriers ont des droits politiques, et voilà, avec la liberté, l'égalité demandée. Contents, sans doute, de cette situation, objet de leurs vœux, ils vont mettre leur effort à la maintenir? Une telle vertu a peu duré : Il ne suffit plus aujourd'hui aux ouvriers d'être égalés à leurs compatriotes des autres classes: il leur faut des avantages; il leur faut des privilèges. On leur doit cependant cette justice de reconnaître que l'idée de se faire une posi

tion particulière et favorisée, de ressusciter enfin, pour leur avantage, ces classes dont ils ne voulaient plus, n'est pas venue d'eux. Ils ont des flatteurs qui pétitionnent en leur nom et leur coulent ces idées; mais elles sont si commodes, qu'ils les acceptent volontiers et la pente est si douce, qu'on se laisse bien vite entraîner au courant.

Ainsi, on leur a dit que l'Etat leur devait une retraite sur leurs vieux jours, mais à eux seuls les fonctionnaires et les ouvriers manuels ont droit exclusivement aux pensions de l'Etat. L'Etat, qui réclame des impôts à tous les citoyens, ne doit garantir la vieillesse que de ces deux catégories. Les fonctionnaires sont des serviteurs, et la retraite leur est promise; mais les ouvriers? Qu'importe une si séduisante promesse a trouvé crédit, et en Allemagne et parmi nous. On leur a dit que l'Etat leur devait du travail, même lorsque le travail abonde dans les ateliers privés; n'importe, les salaires ne pourront que s'accroître par cette concurrence faite par l'Etat aux industries privées; on leur insinue que l'Etat leur doit les transports à bon marché, les loyers à bon marché; il donne déjà l'instruction gratuite à ceux même qui la peuvent payer; on ajoute qu'il doit secourir aussi les ouvriers blessés.

Et, toutefois, la tendance au socialisme d'Etat est ici mêlée d'une autre tendance: le désir de favoriser l'ouvrier non plus seulement aux dépens du Trésor public, mais au détriment du patron. Actuellement, l'ouvrier blessé qui réclame une indemnité à son patron, doit prouver la faute de ce patron; c'est la loi commune. On a pensé qu'il serait plus commode de supposer le patron en faute et de le charger de prouver, s'il ne veut être condamné, la faute de l'ouvrier ou la force majeure. Ainsi, le voyageur blessé, le passant blessé, devront prouver la faute du transporteur ou de celui qu'ils actionnent; pour l'ouvrier, la preuve est toute faite il n'a qu'à attendre paisiblement la preuve contraire. On y ajoute, afin que tout soit faveur et exception, une juridiction particulière.

Mais il faut, pour mettre de l'ordre dans la suite du sujet, examiner successivement ce qu'est la situation en France d'abord, et ensuite à l'étranger.

I.

Il y a eu, on le sait déjà, huit projets de loi et quatre amendements déposés en moins de deux ans (1). Rien de

(1) Afin d'éviter de continuels renvois, je vais, ici, toutes les sources. Le 1 projet de loi (Nadaud) a été 1880 (Journal Officiel, Documents 1880, p. 2410).

indiquer de suite déposé le 29 mars Le 2, du même

plus confus que ces projets, qui ont un même titre et devraient se proposer une même fin. Les uns traitent de la juridiction, les autres, de la responsabilité des patrons, d'autres, enfin, réclament l'intervention de l'Etat. C'est l'inévitable suite et le défaut de l'inititiative parlementaire. La rédaction d'un projet de loi est chose difficile, très difficile; or, elle est abandonnée à des hommes sans connaissances juridiques, et les moins aptes à une besogne aussi délicate. C'est ce motif qui rend les lois anglaises si confuses et si mal rédigées qu'il les faut remanier sans cesse. L'intervention du Conseil d'Etat nous avait précédemment sauvé de ce défaut nos lois avaient de la précision et de la suite. Nous sommes présentement dans le désordre, et mon sujet me conduit naturellement à le constater.

Ainsi, un même député dépose trois projets de loi successifs. Ce député est un ancien ouvrier maçon qui ignore, bien qu'il siège pour la troisième fois dans une enceinte législative, les attributs du corps législatif. L'un de ses projets a pour but de demander la création d'une quatrième Chambre temporaire pour juger vite les affaires d'accident! Nonseulement il ne sait pas que cette fondation est l'affaire du Ministre, et non du législateur; mais après avoir constaté un mal qui s'étend, dit-il, à toute la France, il conclut en réclamant un remède qui ne sera applicable qu'au seul département de la Seine.

Il est vrai que ces projets sont examinés par une Commission. Mais ses Membres ne sont non plus compétents que les auteurs des projets de loi. La Commission nommée pour examiner les projets dont je m'occupe, avait adopté d'abord l'un de ceux de M. Martin Nadaud, l'ancien maçon; mais, ayant reçu depuis d'autres projets, elle changea d'avis et en rédigea un elle-même, qui fut le huitième. C'est cependant le projet de M. Félix Faure qui a été discuté par l'Assemblée et renvoyé derechef à l'examen d'une Commission. Que sortira-t-il de ce nouveau travail ?

Lorsqu'on cherche, et dans les exposés des motifs qui les précèdent, et dans les débats qui ont eu lieu à l'Assemblée, les motifs qui ont fait proposer ces projets et les raisons qui les font soutenir, on trouve que la cause de tout ce mouvement est fort étrangère à la question de

Le

député, a été déposé le 4 novembre 1881 (J. O., Doc. 1881, p. 1599); le 3, du même, est du 30 janvier 1882 (J. O., Doc. 1882, p. 219). projet Peulevey est du 14 janvier 1882 (J. O., Doc. 1882, p. 144). - Les projets Félix Faure, du 11 février 1882 (J. O., Doc. 1882, p. 357); - celui de MM. Henry Maret et consorts est du 7 mars 1882 (J. O., Doc. 1882. p. 751). Le projet rédigé par la Commission chargée d'examiner les autres projets est du 28 mars 1882 (J. O., Doc. 1882, p. 1088). Les débats à la Chambre sont des 8, 10 et 12 mars dernier.

droit. C'est la considération des vices de notre procédure qui a tout commencé.

Le premier projet, celui qui a donné l'idée de faire les autres, est de M. Martin Nadaud, et il en a lui-même conçu la pensée à la lecture d'un article publié dans le journal le Droit, où l'auteur, M. Vavasseur avocat à la Cour d'appel, se plaignait avec raison des longs délais que devaient subir, avant d'arriver à une solution, les demandes en indemnité portées devant le tribunal de la Seine. A la vérité, il demandait aussi que l'on chargeât les patrons de la preuve à faire; mais les critiques contre la procédure étaient le principal de sa réclamation.

Cet article parut le 20 mai 1880, et huit jours après, le 29 mai, M. Nadaud déposait son projet de loi, dont l'exposé des motifs était la copie presque textuelle de l'article de M. Vavasseur.

On trouve, dans cet exposé des motifs, une peinture très sensible des angoisses de l'ouvrier blessé ou de sa famille, qui, après avoir introduit une demande en justice, en attend l'issue pendant quelquefois deux et trois années. Mais le remède proposé: mettre à la charge du patron le fardeau de la preuve, n'était guère propre à diminuer la durée des procès. Aussi, le même M. Nadaud proposait ensuite de faire juger ces sortes d'affaires par les prud'hommes, et, à leur défaut, par les juges de paix. M. Faure imaginait un jury spécial; M. Henry Maret et les signataires de son projet en présentaient un autre. Avec un principe d'exception, il fallait une juridiction d'exception. Car, et ceci est notable, nul des projets ne propose de rendre plus simple et moins chère la procédure ordinaire, celle qui règle tous les procès, que doivent subir tous les particuliers lorsqu'ils ont affaire en justice.

Cette procédure est lente, on le reconnaît; elle est compliquée, on l'avoue; coûteuse, on en convient; mais on s'accommode volontiers de tous ces vices, pourvu qu'ils soient corrigés à l'endroit des ouvriers demandeurs en indemnité, mais pour eux seuls. Les autres particuliers (et les ouvriers même, dans les autres occasions) continueront à subir un état de choses qu'on déclare mauvais.

D'où vient ce nouveau et singulier respect pour un abus si nettement signalé? De la crainte de toucher a cette organisation judiciaire si spéciale, si difficile à connaître, si délicate à modifier? On sait trop que ce n'est point pareil scrupule qui arrêtera nos législateurs. D'où vient donc ici cette hésitation, cette indifférence? De ce que la question de réforme de la procédure n'est point juridique seulement, mais fiscale. Sans doute, on aura dit à ces impatients: << Prenez garde, le timbre et l'enregistrement sont pour

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