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une espèce où le souscripteur de deux lettres de change les avait brûlées. Le porteur de ces lettres en ayant réclamé le paiement devant la juridiction commerciale, le défendeur soutint qu'il les avait acquittées, et prêta le serment qui lui fut demandé. Le tribunal de commerce le déchargea de l'action. Poursuivi ultérieurement pour destruction de titres, sans que l'acquittement des lettres de change fût contredit par une preuve écrite, il dut être également renvoyé de cette poursuite: «< attendu que l'action publique, qui est indépendante de l'action civile, pouvait sans doute être intentée sur le fait de l'art. 439; mais que, cette action dépendant de la circonstance qu'à l'époque de l'incendie les lettres brûlées portaient encore obligation, ce fait purement civil en luimême, et contraire à une décision irrévocablement rendue au civil, devait être appuyé devant le tribunal criminel par une preuve écrite, ou du moins par un commencement de preuve par écrit ; que l'arrêt de la chambre d'accusation n'établit pas qu'il y ait preuve écrite ou commencement de preuve par écrit ; qu'à l'époque du brûlement des lettres, elles portaient encore obligation; que cet arrêt n'énonce pas même ce fait d'obligation à ladite époque 1. »

2623. La destruction d'un simple blanc seing rentrerait-elle dans les termes de l'art. 439? La Cour de cassation a jugé, en matière d'extorsion, que l'extorsion, par force ou violence, d'une signature sur un papier blanc ne constitue aucun délit, << attendu que l'extorsion d'une signature n'est qualifiée crime que lorsque cette signature est mise au bas d'un écrit imposant obligation ou décharge 2. » La même décision doit, à plus forte raison, être appliquée en matière de destruction. d'actes ou d'effets. La signature donnée en blanc n'est point un acte; il n'en résulte aucune obligation, aucune décharge. Cette signature peut devenir le complément d'une obligation, elle ne la constitue pas encore; sa destruction n'anéantit donc aucune convention, aucun titre. En matière d'extorsion, la question est plus difficile, car la signature extorquée peut

1. Cass., 12 sept. 1816, Bull. n. 64; Devill. et Car., 5.238; Dall., ve Dom. ,destr., n. 199.

2. Cass., 7 mess, an ix, Devill. et Car., 1. 485; Dall. yo Dom. destr., n. 202.

servir à fabriquer, au profit de l'agent, une obligation, une disposition quelconque; mais il suffit qu'elle ne la constitue pas encore, pour que les caractères du délit soient indécis et douteux. La même difficulté ne se présente même pas quand il s'agit de la destruction d'un acte, car il ne s'agit plus alors, pour apprécier la nature d'une pièce, d'examiner ce qu'elle peut devenir; il faut la prendre en l'état où elle se trouve au moment de sa destruction, car il est évident qu'un blanc seing, tant qu'il demeure à l'état de blanc seing, ne renferme ni disposition, ni obligation, ni décharge; quelle que soit sa destination, cette pièce n'est encore qu'un projet; sa destruction ne peut donc produire un préjudice certain et appréciable.

2624. Le dernier élément du délit est que la destruction ait été faite volontairement. L'art. 439 exige expressément cette condition; le Code de 1791 ajoutait : par malice ou par vengeance, et à dessein de nuire à autrui. Si cette disposition n'a pas été reproduite par notre Code, c'est parce qu'elle était inutile tout crime, tout délit suppose nécessairement une volonté coupable, une intention de nuire. Si l'on faisait abstraction de cette intention, il ne resterait plus qu'un fait matériel, un accident, une imprudence qui ne tomberait pas sous le coup de la loi pénale. La criminalité, en matière de destruction d'actes comme en matière d'incendie, est dans la volonté de commettre le crime ou le délit, c'est-àdire dans la volonté de détruire pour nuire à autrui. Il est nécessaire que cette volonté soit expressément constatée, soit par le jury, soit par le tribunal correctionnel; c'est ce que la Cour de cassation a formellement reconnu dans une espèce où le prévenu avait été déclaré coupable d'avoir détruit un procès-verbal rédigé contre lui par le garde champêtre ; l'arrêt fut cassé, « attendu que le jury n'avait point été interrogé sur la question de savoir si le prévenu avait détruit volontairement le procès-verbal, et que cette circonstance moralement constitutive de la criminalité ne lui avait point été soumise 1. >>>

1. Cass., 28 nov. 1833; J. P., 3o éd., t. 25, p. 994; Dall., v° Dom, destr. 'n. 205.30,

Un autre arrêt a déclaré non moins explicitement : « que, si la destruction volontaire d'un titre contenant obligation constitue le délit prévu par l'art. 439, il faut cependant, comme condition nécessaire de l'application de cet article, que la destruction des titres ait eu lieu avec l'intention de nuire à autrui; que le jugement attaqué constate que le prévenu a volontairement détruit l'acte obligatoire consenti au profit d'un tiers ; qu'il indique en outre que la remise volontaire que ce tiers aurait faite de cet acte n'impliquerait pas un consentement; que, si de l'ensemble de ces faits résultent les caractères du délit, le même jugement, en déclarant qu'il a été bien jugé quant à la matérialité du fait, lui enlève en même temps la pensée coupable qui seule pouvait lui attribuer les caractères d'un fait punissable; que de ces appréciations contradictoires ne résulte pas la constatation nécessaire de l'intention frauduleuse qui aurait accompagné la destruction volontaire du titre imputée au prévenu ; que, dès lors, les motifs ne justifiant pas l'application qui a été faite de l'art. 439, il y a fausse application et violation de cet article 1..

2625. Résumons les conditions que l'art. 439 exige pour son application. Il faut, en premier lieu, que la destruction de fait soit consommée, et que cette destruction, qui peut n'être que partielle, comme la lacération, ait eu pour effet d'anéantir le titre, de lui enlever sa force obligatoire; il est nécessaire ensuite que cette destruction ait porté, soit sur des actes de l'autorité publique, soit sur des effets de commerce, et dans ce cas cette action est qualifiée crime; soit sur des actes privés, et elle ne constitue plus qu'un délit. Une

1. Cass., 20 janv. 1833. Bull. n. 21. ** Toutefois, la Cour suprême a jugé que la circonstance de volonté constitutive du crime de destruction de titre résulte suffisamment des énonciations de l'arrêt constatant que l'accusé a fait disparaître un testament qui l'exhérédait, et l'a détruit afin de s'emparer illégalement d'un patrimoine qu'il savait devoir passer exclusivement aux légataires désignés (Cas., 5 avril 1872; Bull, n. 83). Remarquons, en outre, que le mot volontairement n'implique pas nécessairement l'intention de nuire, et qu'il comprend également l'intention de s'approprier un profit illégitime.

troisième condition, qui s'étend aux actes publics comme aux actes privés, est que ces actes contiennent ou opèrent obligation, disposition ou décharge; s'ils n'ont pas ce caractère, en effet, il n'y a plus de préjudice, il n'y a plus de délit. Enfin la loi exige que la destruction ait été commise volontairement, c'est-à-dire avec intention de nuire ; c'est là l'élément moral du délit, la condition de la criminalité du fait.

2626. Le concours de ces éléments constitue le crime ou le délit de la destruction de titre; mais, en cette matière, une difficulté grave peut entraver la poursuite : le délit est subordonné à la preuve de l'existence du titre, et comment faire cette preuve par témoins, si ce titre porte une obligation supérieure à la somme de 150 fr. ?

La Cour de cassation a jugé : « que l'action criminelle est admissible, lorsque le fait qui motive les poursuites a eu précisément pour objet la destruction ou la soustraction de la preuve littérale de l'obligation ; que l'art. 1341 du Code civil n'est applicable qu'aux conventions et aux faits dont il a été possible aux parties de se procurer une preuve écrite ; que la soustraction d'un titre est un délit personnel à celui qui le commet, un fait conséquemment susceptible de la preuve testimoniale 2. » Nous avons déjà appliqué cette doctrine en matière d'abus de blanc seing. Le fait de la destruction ne constitue aucune convention, et il a été impossible à celui qui s'en plaint de s'en procurer une preuve par écrit; la preuve testimoniale est donc admissible. A la vérité, le fait de la destruction suppose l'existence de la convention; la preuve de la destruction est donc la preuve de la convention; mais cette preuve n'est qu'implicite, et, par voie de conséquence, ce n'est pas la convention qu'on prouve, c'est le délit le délit consiste dans un fait matériel susceptible de toute espèce de preuves; s'il n'existe qu'à la condition d'une convention préexistante,

1. Cass., 4 oct. 1816, Devill. et Car., 5.240; Dall., v. Dom. destr. n. 200.

2. Cass,, 12 sept. 1816, Bull. n. 64; Devill. et Car., 5.238; Dall., ve Dom. destr., n. 199; 9 mars 1871, Bull. n. 36; Devill. et Car., 72.1.94: Pal. 72. 189; D. P. 71,1.70. ** Adde Cass. civ., 10 mars 1875; S, 75.1.172.

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i en est séparé et distinct. Il en serait autrement si la pièce détruite avait été déposée entre les mains du prévenu, car alors le fait du dépôt devrait être prouvé par titres 1.

2627. Mais ici se présente une autre question: si la pièce détruite a été confiée à un tiers, et détruite par ce tiers, quel délit constituera ce fait? celui de détournement prévu par l'art. 408, ou celui de destruction d'actes prévu par l'art. 439 ? Il semble, au premier abord, que ce dernier article doit seul être appliqué, car seul il punit la destruction des actes, et sa disposition est générale; mais il faut remarquer que cette disposition n'a qu'un but, c'est de punir une voie de fait, un acte de violence destructif d'une propriété. Or cette destruction prend un tout autre caractère quand elle est précédée de la remise volontaire, du dépôt de l'acte détruit; elle perd son caractère de violence pour revêtir celui de l'abus de confiance; l'agent ne fait alors, en effet, que détourner, que dissiper les billets, les quittances, les écrits contenant ou opérant obligation ou décharge, et qui lui ont été remis à titre de dépôt; qu'importe qu'il les ait détournés en les détruisant ou de toute autre manière? l'effet est le même pour le propriétaire ; le délit ne peut donc emprunter au seul mode de détournement un caractère différent. D'ailleurs, par le seul fait du dépôt, le propriétaire a commis une faute qu'il doit s'imputer, et il a été la cause du délit; cette circonstance imprime en général aux abus de confiance un caractère qui les distingue des autres délits contre les propriétés. La destruction qui suit le dépôt n'est donc qu'un abus de confiance 2.

1.** Comp. toutefois, Cass., 20 nov. 1873; Bull. n. 279.

2. Conf. Cass., 23 sept. 1853, Bull. n. 481; Devill. et Car., 54.1.213; Pal.55.1.178.

TOME VI.

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