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Harvard College Library

NO S 1912
Gift of

Prof. A. C. Coolidge
(1-18+ Table
Gen. in 20.)

1462

35

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NOTICE

SUR

L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.

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Cette assemblée, d'abord convoquée sous le titre d'états généraux, plus tard se proclamant assemblée nationale, a reçu de son œuvre principale, la constitution de 1791, le titre d'assemblée constituante, titre qu'elle a conservé.

L'histoire de ses travaux est celle de la plus grande révolution peutêtre qui ait changé les rapports des hommes entre eux par l'introduction de la philosophie et de la logique dans les lois constitutives d'un grand peuple.

Il est difficile de se faire une idée exacte de l'assemblée constituante et de ses immenses travaux, si l'on n'embrasse à la fois et ce qu'elle a détruit et ce qu'elle a fondé, si on ne la suit dans sa triple mission de gouvernement révolutionnaire, de pouvoir constituant et d'assemblée législative.

Retraçons en peu de mots la situation morale et politique de la France au moment où les états généraux furent convoqués.

La constitution alors existante de la monarchie n'était autre chose qu'un ensemble' de faits qui s'étaient produits dans la succession des temps, mais que le temps aussi avait fini par altérer profondément. Ainsi étaient les droits de la couronne, les priviléges du clergé et de la noblesse, l'action judiciaire et politique des parlemens, les droits et franchises des communes et des provinces.

Le droit civil lui-même, composé d'usages, de précédens aussi variés, aussi divers que les circonstances et les lieux qui les avaient vus naître, avait subi les mêmes influences que la constitution féodale et religieuse du pays dont il dérivait en grande partie.

Raconter comment les rois de France de la première race campaient plutôt qu'ils ne régnaient sur les pays par eux conquis; comment cette invasion armée se convertit, sous la seconde et troisième race, en un vaste établissement territorial qui n'était autre chose dans le principe que l'occupation du pays conquis par une armée permanente et non soldée; comment les propriétés restées libres, les villes, les communes, le clergé lui-même, viennent se coordonner avec ce grand fait qui domine le moyen âge; comment cette puissante organisation, toute fondée sur les transactions de la force, s'altère par les croisades, par l'organisation des troupes soldées, par l'invention de la poudre, par les chartes d'affranchissement achetées ou conquises par les communes, par l'influence de deux ou trois maximes telles que la loi salique et l'inaliénabilité du domaine royal, dont l'effet fut.

d'apporter à la couronne une force de concentration et d'absorption toujours croissante tandisque tout autour d'elle se divisait et s'affaiblissait, par les exécutions et confiscations de la justice royale, par les séductions mêmes de la Cour qui transforma ces grands feudataires en courtisans, par l'activité industrielle et commerciale qui déplaça les richesses, opposa la puissance de l'or à celle de la propriété foncière, envahit même cette propriété jusque-là réservée à la féodalité, éleva l'aristocratie des lumières et du talent en concurrence avec celle de la naissance; comment enfin cette puissante organisation féodale attaquée par son faite et par ses bases, par le roi son suzerain, et par les communes ses vassales, minée par les progrès de la civilisation, ruinée, dégradée par les amorces du plaisir, dépossédée de ses armures, de ses forteresses, de sa prééminence en force, en richesses, de sa puissance et matérielle et morale, était détruite de fait long-temps avant que notre révolution de 1789 éclatât, ce serait refaire l'histoire de France, ce qui est au dessus de nos forces et excéderait les limites d'une simple notice.

Il nous suffira de rappeler qu'à l'époque où les états-généraux fu rent convoqués en 1788, la vieille constitution monarchique de la France était gravement modifiée par cette destruction du régime féodal. De suzerain, le roi était devenu souverain absolu; il n'avait plus de grands vassaux, mais vingt millions de sujets, tous soumis à-peuprès au même titre, corps et biens, à sa suprême volonté.

Le pouvoir royal avait triomphé du régime féodal et l'avait complétement détruit; il avait affaibli le pouvoir du clergé et l'avait réduit à n'être plus pour lui qu'un instrument politique. Dans cette double victoire, il avait eu pour auxiliaire tout-puissant le temps et la civilisation; mais il eut à son tour à compter avec le temps et la civilisation. Débarrassé de ses entraves, mais aussi de ses étais, exposé seul et à nu en présence d'une nation déclassée et nivelée. obligé de remplacer la force de l'organisation féodale et la puissance des croyances religieuses par la force de ses armées et par la séduction de ses largesses, il se trouva dans la double nécessité d'un système de guerres et de dilapidations financières qui, en aggravant les charges du peuple, devait provoquer des résistances et amener cette crise politique et financière dont Louis XVI, après bien d'inutiles tentatives, ne put sortir que par la convocation des états-généraux de la nation.

Comme il arrive dans les maladies invétérées, le mal, lorsqu'il fallut le sonder, se trouva plus profond qu'on ne l'avait d'abord pensé. Le déficit financier ne semblait exiger qu'une réforme financière; mais la question des finances était elle-même subordonnée à toutes les autres questions politiques et sociales, et il y avait déjà toute une révolution dans cette nécessité de recourir à la nation pour légaliser les impôts existans, et déterminer selon quelles formes et quelles conditions les impôts à venir seraient votés et dépensés.

Les états-généraux n'avaient pas été assemblés depuis 1614 : les traditions de cette représentation si imparfaite de la nation s'étaient perdues à travers le despotisme de Richelieu et de Louis XIV, à travers les corruptions de la régence et de Louis XV. Il fallut ouvrir aux écrivains et aux publicistes une espèce de concours pour déterminer

d'après quel mode et selon quelles bases les états-généraux seraient convoqués; de là cette liberté illimitée d'examen et de discussion dont la France se trouva en possession de fait pour la première fois, et qui, préludant aux travaux de l'assemblée constituante, les prépara et les facilita.

D'autre part et dans ce long intervalle qui s'était écoulé depuis la dernière tenue des états-généraux, une révolution complète s'était opérée dans les mœurs, dans les idées, dans les rapports sociaux. Les distinctions entre les différens ordres devenaient tous les jours de plus en plus nominales. Entre les privilégiés et le tiers-état s'était formée une classe intermédiaire, celle des écrivains, puissance nouvelle, combattant la tradition par la logique, l'habitude par le raisonnement, mettant à nu tous les préjugés et tous les abus en présence du bon sens et de la justice, n'ayant pour arme que la presse et la publicité. pour influence que son intelligence, quelquefois la flatterie qui lui donna accès auprès des rois et des grands, puissance qui finit par envahir toutes les convictions et introduisit dans les mœurs et dans les idées la domination de la raison et de la philosophie avant que l'assemblée constituante les fit passer dans les lois.

Pour qui ferait abstraction de ces antécédens, les travaux de l'assemblée constituante seraient inexplicables.

Opérer la révolution la plus complète qui se soit jamais opérée dans un pays: passer le niveau de l'égalité partout où était le privilége; faire rentrer dans le droit commun deux ordres prévilégiés qui avaient bouleversé la France et l'Europe, et ensanglanté vingt fois nos provinces pour la moindre de ces prérogatives qui leur sont arrachées en masse et d'un seul coup; changer entièrement les conditions de la propriété foncière, la séparer de tous ces droits seigneuriaux utiles et honorifiques qui, à raison des habitudes de dix siècles, semblaient en être les élémens constitutifs; fonder l'égalité absolue en droits et en devoirs pour les hommes et pour les propriétés ; poursuivre la noblesse jusque dans ses faveurs de cour, dernière consolation de sa puissance déchue; saisir dans sa toute-puissance ce clergé séculier et régulier dont l'établissement plus vieux que la monarchie elle-même se fondait tout à la fois sur une immense richesse territoriale et sur l'empire des consciences, le dépouiller de ses propriétés pour en enrichir l'état, le déraciner, pour ainsi dire, du sol, le contraindre à se contenter d'un simple traitement précaire, soumis au bon plaisir d'une assemblée de laïcs, ramener le culte à un simple service public, soldé comme tous les autres services, dépendant du pouvoir temporel par la police. par les répressions pénales ordinaires, enlever à la religion catholique elle-même son caractère dominant pour creuser entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel une séparation profonde et infranchissable; consommer enfin en quelques jours une révolution religieuse que tant de siècles avaient si laborieusement préparée; fondre dans une unité absolue, soumettre à des formes, à des lois identiques ces provinces dont les priviléges avaient été la condition de leur réunion à la France, priviléges qu'elles avaient tant de fois défendus les armes à la main; dépouiller les communes de ces chartes qu'elles avaient achetées par tant de sang et par tant de trésors; puis, pénétrant dans les conditions privées, détruire ces mal

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trises, ces jurandes auxquelles se rattachaient tant'd'existences; abolir toutes ces charges devenues de véritables patrimoines pour les familles qui les avaient achetées; donner un accès libre à tous, dans toutes les professions, toutes les carrières; remplacer partout le classement par l'égalité, les libertés locales par la liberté commune, le monopole par la concurrence; poursuivre le privilége jusqu'au sein des familles, y établir ce principe si juste et si fécond de l'égalité des partages, poser ces grandes bases de notre droit civil plus tard consacrées dans le Code civil; substituer à une législation pénale, à une procédure criminelle empreintes de barbarie, une législation et une procédure criminelle inspirées par la philantropie la plus pure et la philosophie la plus élevée; détruire cette antique puissance des parlemens, et du même coup leur enlever et leur action politique et leurs attributions judiciaires; balayer ces mille juridictions diverses qui par leurs conflits ruinaient et désolaient les justiciables, et à la place fonder cette belle et imposante organisation judiciaire dont le premier degré, la justice de paix, et le dernier, la cour de cassation, sont restés debout et ont reçu la consécration des temps; puis, s'attaquant à la royauté ellemême, la dépouiller de son prestige religieux, de ses droits séculaires, pour la réduire à l'état d'une simple magistrature, avec une origine toute terrestre, un pouvoir tout défini,-voilà ce que l'assemblée constituante a pu accomplir en vingt-six mois au milieu des obstacles de toute nature suscités par la cour, par les ordres privilégiés, par les intérêts menacés, au milieu des horreurs de la guerre civile et de la famine, sous les menaces d'une guerre étrangère, en présence d'une banqueroute imminente et d'un déficit toujours croissant. Certes notre raison e confondrait en présence d'un tel prodige, elle en chercherait vainement l'explication ailleurs que dans cette longue préparation des siècles qui avaient mûri et, pour ainsi dire, consommé d'avance, au moins dans l'ordre moral, la plus grande partie de cette révolution politique et sociale que l'assemblée constituante ne fit en quelque sorte que reconnaître et promulguer.

Et c'est précisément parce que tous ces priviléges, toutes ces inégalités, toutes ces injustices, toutes ces anomalies du vieil ordre social étaient frappés de mort dans les convictions avant que l'assemblée constituante les abrogeât légalement; c'est pour cela, qu'à travers bien des vicissitudes diverses et malgré bien des tentatives différentes, aucune de ces choses n'a pu reprendre vie en France. Leur fin était plus qu'une fiction légale, c'était un fait consommé.

Nous n'entendons cependant pas contester l'immensité de l'œuvre de l'assemblée constituante: c'est une belle gloire pour elle d'avoir été, pour ainsi dire, le résumé du travail intellectuel et moral de dix siècles, d'avoir eu la hardiesse de retrancher toutes les parties mortes de cette vieille société, au risque de périr elle-même dans les convulsions que devait nécessairement produire une telle régénération.

Une idée assez répandue et que les hommes de tous les gouvernemens ne manquent jamais de reproduire, parce qu'ils y voient un argument pour le système de rigueur et de force matérielle qui est le plus facile de tous, c'est que l'assemblée constituante n'aurait pu opérer cette rénovation de l'ordre social qu'à l'aide de la faiblesse de Louis XVI.

Cette idée est démentie par les faits. Ce n'est pas volontairement et à

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