Page images
PDF
EPUB

qui eût jamais existé, élémens dont les gouvernemens qui l'ont suivi ont usé pour faire de grandes choses, mais dont ils ont aussi trop souvent abusé pour se livrer à de déplorables excès de violence et de tyrannie.

Nous venons de considérer l'assemblée nationale comme assemblée révolutionnaire et comme gouvernement; mais c'est surtout comme assemblée constituante qu'elle doit être jugée et appréciée.

Dans ce grand travail de la constitution l'assemblée subit l'influence inévitable des idées alors dominantes et de la réaction contre le passé. La politique de J.-J. Rousseau toute rationnelle, toute logique, avait saisi avec bien plus de force les convictions, surtout dans les classes du barreau et de la bourgeoisie, qui dominaient dans l'assemblée (1), que ne l'avait fait la politique plus pratique de Montesquieu. On peut dire que l'assemblée constituante était plus logique que politique, plus théoricienne que pratique, plus philosophe qu'homme d'état. Aussi, admirable lorsqu'elle pose des principes généraux, lorsqu'elle proclame ses théories de gouvernement, lorsqu'elle rappelle les droits de l'homme, cette assemblée est moins heureuse dans l'organisation pratique des différens pouvoirs de l'état. On sent alors qu'elle délibère sous l'inspiration du Contrat social.

« Ce livre immortel, disait Rabaut-St-Etienne, fixe toutes les idées. « Là se trouvent réunis tous les principes autour desquels viennent se << rallier tous les bons esprits.

Avec une telle admiration pour le Contrat social, il devenait difficile, il faut en convenir, de fonder un gouvernement dont la propriété et une monarchie héréditaire devaient être les bases.

Nous retrouvons cette influence dans chacune des institutions que l'assemblée a fondées; cédant aux idées philosophiques dont ses membres étaient imbus, recherchant avant tout l'unité, l'uniformité, l'ordre logique, elle fut entraînée dans une organisation rectiligne et mathématique dont les faits ne s'accommodaient pas toujours. Ainsi, après avoir divisé la France en départemens, les départemens en districts, les districts en cantons et les cantons en communes, elle crut pouvoir soumettre au même mode d'administration communale la plus petite bourgade et la plus grande ville de France; comme si l'identité qu'elle avait mise dans les mots devait aussi, par cette seule raison, exister dans les choses.

Mais ce qui exerça surtout la plus grande influence sur les travaux constituans de l'assemblée, ce furent les souvenirs du passé et les inquiétudes de l'avenir.

On avait toujours vu la couronne, ployant sous la loi des états-généraux tant qu'ils étaient assemblés, mais se relevant aussitôt après leur dissolution, fouler aux pieds ce qu'ils avaient fait, rétablir tous les abus, recommencer toutes les oppressions. Le remède était dans une assemblée à réunion fixe et périodique; mais la réaction s'arrêtet-elle jamais au point juste de la nécessité! Il fut décidé que le corps législatif serait permanent; comme si ce ressort si puissant de la représentation nationale ne devait pas, par un jeu continu, ou tout détruire,

(4) Plus des deux tiers des membres de l assemblée appartenaient au barreau et à la magistrature.

où s'user lui même; comme si un gouvernement quelconque pouvait résister aux frottemens non interrompus d'une aussi puissante machine; comme si des temps de repos n'étaient pas nécessaires au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif dans cette lutte naturelle et inévitable qui s'établit entre eux!

Les rivalités des trois ordres avaient offert à l'ancienne monarchie le moyen assuré de perpétuer, d'envenimer tous les abus: ce n'est pas assez d'abolir la distinction des ordres, l'assemblée constituante rejette toute idée de division, toute pensée d'équilibre. Tout entière à ses impressions du passé, elle ne calcule pas si une seule épreuve est suffisante à la confection de la loi, si, chez une nation qui sent et agit si vite, il n'y a pas à se prémunir contre l'entraînement et contre la précipitation dans l'acte le plus influent sur les destinées publiques elle concentre tous les pouvoirs législatifs dans une seule assemblée, et ne se préoccupe pas si, seule, en présence d'un pouvoir législatif ainsi constitué, la couronne pourra faire l'office de pouvoir modérateur, sans se briser.

La royauté avait abusé du pouvoir exclusif de faire la loi! l'assemblée ne se contente pas de lui enlever ce pouvoir; elle borne sa participation à la loi à un simple veto suspensif, insuffisant pour rien empêcher, mais très suffisant pour la compromettre.

Les agens de cette royauté s'étaient rendus suspects, odieux même! hé bien, l'assemblée déclare incompatibles les fonctions de membre du corps législatif avec toute autre fonction, elle étend cette incompatibilité jusqu'aux ministres eux-mêmes; comme si la séparation des pouvoirs devait avoir pour conséquence de les rendre tout-à-fait étrangers les uns aux autres; comme si les rouages d'une même machine pour bien fonctionner n'avaient pas besoin de se lier ensemble par quelque point!

Le clergé avait été un instrument de despotisme; il avait ensanglanté la France par son intolérance; il relevait d'une puissance étrangère : non contente de lui enlever toute influence civile ou politique, l'assemblée exige de lui un serment civique; elle veut rattacher le prêtre à l'état par une contrainte légale, et cela au moment même où elle vient de faire tous ses efforts pour l'en isoler; toujours dominée par cet esprit de réaction et de peur exagérée du passé, elle veut deux choses contradictoires, elle provoque des résistances qui sont les préludes d'une guerre civile.

Mêmes influences, mêmes erreurs dans l'organisation des pouvoirs secondaires. Les intendans, les subdélégués avaient abusé de leurs pouvoirs pour y remédier, l'assemblée rend l'administration dans toutes ses branches collective et élective; elle rompt ainsi toute unité, toute subordination, deux conditions indispensables à l'action du pouvoir central. Elle se contente de consacrer en théorie la distinction des pouvoirs locaux et du pouvoir central délégué ou non délégué ; dans la pratique, elle donne à tous ces pouvoirs indistinctement une même origine, celle de l'élection populaire, et rend ainsi leur séparation purement nominale.

Les parlemens avaient usurpé des attributions administratives et politiques : par une réaction, dont nous subissons encore aujourd'hui

les conséquences, elle transporte à l'administration une partie des attributions judiciaires et purement contentieuses.

Les charges des juges étaient vénales, elle les rend électives; elle les met hors de la dépendance du pouvoir et de la fortune; mais les rend-elle indépendantes des factions, en temps de trouble, et es coteries électorales, en temps ordinaire?

C'est ainsi que dans toutes ces questions organiques l'assemblée constituante fut entraînée au delà de son but. Pouvait-il en être autrement, et, pour les plus importantes de ces questions, l'assemblée n'eut-elle pas à subir les nécessités de sa position? pouvait-elle confier à un pouvoir qui se déclarait ennemi, la surveillance, la direction, la répression des pouvoirs municipaux, et en outre le pouvoir · judiciaire? pouvait-elle partager la puissance législative entre les élus du peuple et les castes privilégiées qu'elle venait de dépouiller? pouvaitelle ne pas obéir à cette conviction intérieure qui l'avertissait que les pouvoirs qu'elle confierait aux adversaires-nés et en quelque sorte obligés de la réforme qu'elle venait d'opérer, étaient des armes dont ils se serviraient infailliblement pour essayer de détruire cette réforme?

Peut-être moins d'hostilité, une résistance moins opiniâtre dans les pouvoirs réformés, plus d'expérience, plus d'idées pratiques dans les réformateurs, eussent-elles permis à cette assemblée de s'arrêter dans les limites d'une réforme juste et modérée; mais tant de sang-froid, de réserve, de modération, étaient-ils compatibles avec les qualités chaleureuses, avec l'enthousiasme et l'entraînement qui font les révolutions? Il n'était pas donné à l'humanité de réunir tant de conditions opposées rien ne pouvait d'ailleurs suppléer à l'expérience des faits et à l'action du temps.

Comment d'ailleurs reprocher à l'assemblée constituante cette susceptibilité craintive pour une liberté naissante, lorsqu'on la voit tourner cette susceptibilité contre elle-même, interdire à ses membres tout accès dans le corps législatif qu'elle venait de créer, et sacrifier encore dans cette circonstance l'utilité pratique à une logique inflexible, à une défiance excessive, à une délicatesse exagérée?

Au milieu de ces erreurs, que de grandes et admirables conceptions, que de principes féconds, que de larges bases posées à tous les gouvernemens à venir! Il faut bien que l'édifice élevé par l'assemblée constituante n'ait pas été parfaitement coordonné, puisqu'à peine élevé, il s'est écroulé; mais, il faut le dire, les matériaux étaient si riches, si abondans, si bien choisis, que depuis 40 ans c'est encore avec ces matériaux que tous nos législateurs construisent. Ce que nous devons surtout admirer dans les travaux constituans de l'assemblée, c'est sa grande théorie de la division des pouvoirs, la netteté de ses divisions, les définitions appliquées à chacun de ces pouvoirs; cette pensée si hardie, et qui pour tout autre eût été téméraire, de la nouvelle distribution de la France en départemens, ce changement radical et complet de la carte politique, administrative, judiciaire et même religieuse de la France; cette régularité, cette uniformité qu'elle introduisit dans la législation, dans les juridictions, dans le gouvernement du pays; certes un seul de ces bienfaits suffirait à la gloire d'une assemblée. Que dire de leur ensemble !

Cette assemblée ne mérite pas moins notre reconnaissance et notre

admiration pour ses travaux purement législatifs. Ce qu'elle avait fait dans l'ordre administratif et politique, elle voulut le faire dans les lois civiles. Elle voulut en faire disparaître toutes les inégalités, les diversités, les anomalies. Elle voulut fondre en un seul et même corps de droit et codifier cette immensité de lois, de coutumes, de jurisprudences diverses qui jetaient tant d'arbitraire et tant de confusion dans la justice civile. Le temps seul kui manqua; mais elle déposa cette grande pensée dans sa constitution, et nomma un comité pour la réaliser. C'est ce comité qui prépara ce travail que devait réaliser un homme qui, lui aussi, résumait en lui toutes les facultés d'un grand peuple, toutes les forces d'une grande révolution.

Ce qu'elle ne put faire pour les lois civiles, elle l'accomplit pour les lois pénales. Son Code pénal et son Code de procédure criminelle ont servi de type aux codes qui nous régissent. On peut reprocher à son Code pénal d'avoir substitué d'une manière trop absolue à l'arbitraire de l'homme l'arbitraire de la loi. La loi ne peut définir et graduer toutes les nuances qui diversifient un fait. Appliquer une même peine à tous les faits divers qu'embrasse une définition générale, c'est confondre ce qu'il serait juste de distinguer, c'est donner à la justice humaine le caractère d'une aveugle fatalité. Ce Code pénal ne reconnaissait pas même un minimum et un maximum dans la peine à appliquer; le juge était enchaîné dans un texte inflexible; le droit de grace refusé au roi ne pouvait même pas corriger ce qu'une condamnation pouvait avoir de trop rigoureux. Pour éviter un excès, et toujours entraînée par cette réaction contre le passé qui la dominait, elle était tombée dans un excès contraire; elle avait remplacé l'injustice du libre arbitre des hommes par l'injustice aveugle des catégories légales. Le Code pénal de 1810, en créant un minimum et un maximum dans l'échelle de la pénalité, avait déjà modifié cet arbitraire de la loi mais la plus importante et la plus utile et la plus juste des modifications est celle qui a été introduite dans ce code depuis notre révolution de 1830, au moyen du droit attribué au jury de déclarer les circonstances atténuantes. Par cette heureuse innovation, une part plus large a été attribuée à l'appréciation de l'homme dans la répartition des châtimens. A côté de l'inflexibilité des définitions légales ont été placés la conscience et le discernement du jury pour la corriger et la concilier avec cette immense variété que la nature a mise dans les faits des hommes, comme dans tout ce qu'elle a créé. Du reste, la flétrissure, les peines perpétuelles, les tortures, les violences inutiles furent proscrites par l'assemblée constituante. Dans cette carrière d'humanité et de douceur, elle ne s'arrêta que devant les impérieuses nécessités sociales.

Quant au Code de procédure criminelle, peut-être un peu trop de facilité pour les arrestations préventives était-elle accordée aux simples officiers de police judiciaire parmi lesquels étaient les officiers de gendarmerie; mais ce code était d'ailleurs largement libéral pour toutes les autres parties de la procédure le cautionnement pour la liberté provisoire n'était pas fixé, c'était au juge à le déterminer, et on se souvient que ce juge était l'élu du peuple.

Le plus grand progrès qui signala cette partie de la législation fut l'introduction du jury, dans tous les degrés, pour l'accusation comme

1

pour le jugement; réforme autant politique que judiciaire, qui transportait à la société elle-même. représentée par le jury, ce droit de haute justice qui jusqu'alors avait été l'attribut de la puissance royale. Toutes les autres garanties judiciaires, telles que la publicité, le droit de défense, la liberté du débat oral, la communication de l'instruction écrite, se retrouvent dans ce code. Les différentes questions à soumettre au jury offraient une complication trop grande; le Code de 1810 les a ramenées avec raison à une formule plus simple.

L'armée, la marine reçurent aussi le bienfait d'une législation pénale et d'une procédure criminelle rédigées dans l'esprit le plus libéral. Ce qu'il faut surtout remarquer dans ces codes, c'est cette règle de compétence qui restreignait la juridiction des conseils de guerre non seulement aux seuls militaires en activité, mais qui, à l'égard des militaires eux-mêmes, n'atteignait que les délits proprement militaires, et laissait à la juridiction ordinaire les délits communs; témoignage d'un respect pour la liberté des citoyens, pour la prééminence de l'ordre civil sur l'ordre militaire que les gouvernemens suivans n'ont pas toujours imité. Du reste, le système du jury, et pour l'accusation et pour le jugement, était étendu à la juridiction militaire et faisait ainsi participer l'armée à toutes les garanties du droit civil. L'expérience n'a peut-être pas encore suffisamment vérifié si de telles garanties sont compatibles avec la discipline militaire qui est aussi le premier besoin des armées.

Par son Code rural, l'assemblée constituante pourvut aux intérêts de l'agriculture avec une sollicitude marquée. Elle plaça la propriété agricole sous la protection spéciale du juge de paix et des corps municipaux. Ce code nous régit encore. Quelques modifications suffiraient pour le compléter et l'approprier aux besoins actuels de notre civilisation.

Retracer tous les travaux législatifs de l'assemblée constituante, ce serait parcourir toutes les branches de notre législation civile et administrative; car aucune de ces branches ne lui est restée étrangère: elle avait tout détruit, elle a tout réédifié. Ses décrets sur les mines, sur l'organisation des ponts et chaussées. les péages, la propriété littéraire, les brevets d'invention, le notariat, les officiers ministériels, les spectacles, les douanes, la police de la navigation et du commerce des ports, la reconstitution et l'aliénation du domaine national, le rachat des rentes. les nombreuses applications de l'abolition du régime féodal. le desséchement des marais, l'unité des poids et mesures, la répartition des contributions, la contribution mobilière, l'enregistrement et le timbre, sur l'organisation du trésor et de la comptabilité nationale. forment le plus beau monument de législation générale que jamais législateur ait fondé. Dans toutes et chacune de ces lois dominent de grandes pensées d'émancipation et de régularité; dans toutes sont déposés de puissans germes de civilisation: elles sont encore la règle, et en quelque sorte le principe auquel se rattachent toutes les lois faites plus tard sur les mêmes objets; et c'est toujours aux sources de l'assemblée constituante qu'il faut remonter pour saisir l'esprit, le point de départ et l'idée-mère de nos lois nouvelles.

Tant et de si importans travaux ne détournèrent pas l'assemblée constituante de la pensée morale et philosophique de la révolution; elle

« PreviousContinue »