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qui déclarait vouloir compléter la loi ancienne, pouvait-il chercher ce complément dans le communisme? Non, sans doute; car la propriété individuelle servait de base à la loi des Hébreux, et le communisme en était la négation. Abolir la propriété individuelle, c'eût été détruire la loi ancienne dans sa partie essentielle, le Décalogue; c'eût été donner un démenti formel à la parole de Jéhovah : or, encore une fois, Jésus est descendu sur la terre, non pour détruire la loi ancienne, mais pour l'accomplir. Il est donc évident que, si le Sauveur s'était contenté de garder le silence sur la propriété individuelle, ce silence même, rapproché de la déclaration que nous venons de rappeler, deviendrait une confirmation éclatante des préceptes du Décalogue.

D'ailleurs, ces raisonnements basés sur l'histoire pourraient eux-mêmes être écartés sans inconvénient. Pour aboutir à un résultat identique, il suffit de rechercher la doctrine évangélique à l'aide de l'interprétation rationnelle du texte.

Le Sauveur a recommandé l'aumône; mainte fois il a promis le royaume des cieux à celui qui donne généreusement aux pauvres une part des biens dont le Père céleste l'a gratifié : il a fait de la charité la première des vertus (1). Comment les socialistes modernes ne se sont-ils pas aperçus, dès l'abord, que cette doctrine touchante est incompatible avec le communisme? Si toute propriété individuelle est une usurpation sur les droits imprescriptibles des masses, un crime de lèse-humanité; si, comme Brissot et Proudhon ont eu la franchise de le dire, tout propriétaire est un voleur, comment l'aumône pourrait-elle attirer les

(1) V. Entre autres, saint Matthieu, VI, 4 et 5, XXV, 35 à 40; S. Luc, III, 11, VI, 30 et 58, XI, 41, XIV, 14; S. Jean, XIII, 34 et 55, XV,

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bénédictions célestes sur la tête de son auteur? Le voleur qui restitue le produit de son vol, l'homme qui rend au propriétaire légitime le patrimoine dont ses pères se sont injustement emparés, l'usurpateur qui revient à résipiscence, peuvent inspirer de l'intérêt ou mériter leur pardon; mais jamais, chez aucun peuple civilisé ou barbare, la restitution des choses volées n'a été envisagée comme un acte de vertu méritant, au premier degré, les récompenses célestes!

Qu'on nous permette de reproduire ici, pour compléter nos idées, les paroles remarquables qu'adressa naguère à l'Institut de France, un écrivain d'autant moins suspect qu'il n'est pas même chrétien.

« Qu'on cesse de répéter, disait l'orateur, que le communisme est sorti du christianisme; qu'il est le christianisme même dans toute sa pureté et l'application la plus complète, l'expression la plus vraie du principe évangélique de la fraternité humaine. L'Évangile ne contient pas un mot qu'on puisse tourner contre la propriété; il ne s'élève pas une fois contre les prétendues injustices de l'ordre social; il ne représente pas les riches comme des oppresseurs ni les pauvres comme des opprimés; il se place au-dessus de ces distinctions sans les attaquer, en conseillant aux uns la résignation, aux autres le sacrifice, à tous l'abnégation d'eux-mêmes, la charité et l'amour. L'amour, voilà le principe sur lequel repose toute la morale de Jésus-Christ, et ce principe ne contredit pas celui de la justice et du droit, comme aussi il ne saurait le remplacer. Que je m'efforce, comme l'Évangile le prescrit, d'imiter la bonté de Dieu, qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants (ut sitis filii patris vestri qui in cœlis est, qui solem suum oriri facit super bonos et malos), cela ne fera pas disparaître la différence du bien et du mal; cela n'ôtera rien à l'homme

vertueux de son mérite et n'empêchera pas le méchant d'être coupable. Que j'aime ceux qui me haïssent, que je pardonne à ceux qui m'ont offensé, que je prie pour mes persécuteurs, cela pourra-t-il faire que la haine ne soit pas un mauvais sentiment, l'offense que j'ai reçue une méchante action et la persécution de l'innocent un crime? De même, quand je partage mes biens entre les pauvres, il n'en faut pas conclure que je n'aurais pas eu le droit de les conserver, et que les pauvres à qui j'en fais don n'ont fait que recouvrer ce qui leur a toujours appartenu. S'il fallait interpréter ainsi le précepte évangélique, où donc serait l'amour? où serait le sacrifice? On ne peut sacrifier ce qu'on n'a pas, on n'est pas généreux en payant ses dettes. Mais faisons un pas de plus; supposons cette idée traduite en fait; figurons-nous une société où c'est la loi qui donne en se substituant à ma place, et pour parler plus exactement, où personne n'ait rien à donner ni rien à recevoir, où tous soient courbés sous le même niveau, attachés au même joug, et sacrifiés corps et âme, intelligence et force, à l'État, reconnaîtrons-nous sous un tel régime ce libre élan du cœur qu'on appelle la charité? La charité toute seule ne peut pas servir de base à un gouvernement, à un ordre social, et là où elle est forcée, elle se change en servitude. Le communisme et le christianisme, loin de se confondre, sont donc complétement opposés l'un à l'autre. Le premier se fonde sur l'amour et par conséquent sur la liberté, le second sur la contrainte. Le premier commande la résignation, le sacrifice; le second, la spoliation. Il n'y a en effet aucun ménagement à garder au point de vue de ce dernier système. Si la propriété individuelle est illégitime, ou, comme on l'a dit plus crûment dans ces derniers temps, si la propriété est un vol, il ne faut pas hésiter à la détruire; il faut que les victimes de cette antique iniquité

obtiennent une prompte réparation : et c'est cette œuvre de confiscation et de violence qui serait le fruit le plus accompli de la charité chrétienne (1)! »

Enfin, il est une circonstance essentielle qu'il importe de ne pas perdre de vue. Au moment où l'Évangile était annoncé aux populations de la Judée, une secte nombreuse avait, depuis longtemps, placé la communauté des biens au nombre des institutions qui, suivant elle, pouvaient seules affranchir l'homme de l'esclavage de la matière et le conduire à la perfection véritable. Ces sectaires, connus sous le nom d'Esséniens, disaient que la nature, mère commune de tous les hommes, les produisait et les nourrissait tous de la même manière; d'où ils concluaient que la concupiscence avait seule créé la propriété et les inégalités qui en dérivent. Réunis, loin des villes, en communautés plus ou moins nombreuses, où la distinction du mien et du tien était inconnue, les Esséniens s'efforçaient de rétablir ce qu'ils appelaient la pureté primitive du genre humain. Ils n'amassaient ni or, ni argent; ils ne voulaient que le nécessaire et vivaient du travail de leurs mains.

Certes, si Jésus-Christ avait maudit la propriété et sanctifié le communisme, les Esséniens se fussent empressés de célébrer ses vertus et de se ranger parmi ses disciples. En procédant de la sorte, il eût, en effet, confirmé leur doctrine et réalisé leurs espérances. Eh bien! que l'on consulte les historiens sacrés et profanes, et l'on verra que les Esséniens figuraient, avec les Pharisiens, au nombre des ennemis les plus implacables du Sauveur. Aux yeux de tout homme impartial, ce fait seul doit suffire pour déjouer les manoeu

(1) Le discours de M. Franck a été publié à part, sous ce titre : le Communisme jugé par l'histoire, brochure de 70 pages. Paris, 1848, Joubert. M. Franck est Israélite.

vres de nos prétendus réformateurs, pour lesquels le titre de chrétien, qu'ils conspuaient naguère, devient aujourd'hui une étiquette aussi commode que trompeuse (1):

Jésus a dit : « Je suis envoyé pour prêcher l'évangile aux › pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé (saint » Luc, IV, 18 et 19). Bienheureux ceux qui pleurent, car > ils seront consolés (saint Matthieu, V, 5). Vous êtes bien» heureux, vous qui êtes pauvres, parce que le royaume de » Dieu est à vous. Vous êtes bienheureux, vous qui avez » faim maintenant, parce que vous serez rassasiés (saint » Luc, IV, 20, 21); mais malheur à vous, riches, parce » que vous avez votre consolation dans ce monde (saint » Luc, VI, 24)! » On aura beau entasser erreur sur erreur, sophisme sur sophisme : entre cet enseignement divin qui s'appuie sur l'abnégation, et toutes ces théories hétérogènes auxquelles la satisfaction des appétits matériels sert de base, il y aura toujours un abîme (2).

(1) Voy. sur les Esséniens, le § 4 ci-après. Pluquet, Diction. des hérésies, t. I.

(2) Le christianisme a proclamé l'égalité de tous les hommes devant Dieu; mais il n'a pas condamné l'inégalité des fortunes et des conditions. Cette dernière inégalité est l'œuvre du créateur, qui a donné aux uns des facultés et des forces qu'il a refusées aux autres. « L'ordre social n'est pas le >> fruit de combinaisons purement artificielles. Au-dessus des règles que les >> hommes sont libres d'imposer à ses développements, subsistent des lois >> primitives qui en déterminent les parties fondamentales; et ces lois pro» duisent des faits qui, non moins immuables que les sources éternelles dont >> ils dérivent, demeurent les mêmes à tous les âges de la civilisation. >> (H. Passy, Causes de l'inégalité des richesses.— Mém. de l'Acad. des sciences mor. et pol., T. VII, 1850, p. 119).

Et qu'on le remarque bien : la diversité des conditions n'est pas contraire à la dignité du chrétien. «< Sous la loi de l'Évangile, » dit un écrivain ca12

T. I.

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