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CHAPITRE III.

LE CHRISTIANISME.

§ 1er.. L'EVANGILE ET LE COMMUNISME.

Les socialistes redeviennent chrétiens. — L'Évangile. — Jésus-Christ a reconnu les droits de la propriété individuelle. — Parabole des ouvriers envoyés à la vigne. - L'Évangile interprété par M. Cabet.

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Le Décalogue confirmé par Jésus. - Considéré dans son ensemble, l'Évangile est la négation du communisme. - L'esprit chrétien et le socialisme.

Il y a quelques années, les réformateurs français tenaient le christianisme en très-médiocre estime. A cette époque, la conquête du monde moderne leur semblait assurée et prochaine. Pourquoi transiger avec des préjugés surannés? Pourquoi tenir compte de vieilles superstitions que le soleil de l'avenir va dissiper comme une vapeur impure? Tel était alors le langage des promoteurs des idées nouvelles. A ces novateurs ardents et implacables, il fallait un culte nouveau, en même temps qu'une société nouvelle, et quelques-uns poussèrent le délire au point de diviniser Fourier, en l'appelant le DIEU D'UN MONDE INCONNU (1).

La morale chrétienne avait le même sort que les dogmes. Les phalanstériens, entre autres, applaudissaient intrépidement des paroles comme celles-ci : « Il ne s'agit pas de

(1) OEuvres complètes, t. I, préface des éditeurs, p. ш, ligne 16.

» discuter si ce que Fourier propose est moral ou anti» moral; il s'agit de savoir si ce qu'il propose est vrai ou » faux. Si la théorie de Fourier est vraie, si dans le do> maine social elle est conforme à la nature des choses, » à la loi de l'ordre universel, et qu'en même temps elle > soit contraire à la morale, ce sera tant pis pour la » morale, et il faudra bien que celle-ci s'arrange pour s'en » accommoder (1). » M. Considérant allait même plus loin. A ses yeux, la morale était déjà définitivement jugée : « Qui, disait-il, fera face à la décomposition ?... Ce ne sera » pas la morale avec ses prédications surannées et ridicules..., » la morale, qui ne sait plus sur quelle base se poser, et » qui, après trois mille ans, n'est arrivée qu'à faire ridicu>> liser et persécuter la vertu même (2). »

Il en était de même dans tous les camps du socialisme. Ceci se passait en 1835.

Aujourd'hui, les choses ont singulièrement changé de face. Au moment où nous écrivons, le christianisme et la morale qu'il enseigne, loin d'être repoussés avec dédain, sont invoqués comme les principes générateurs du socialisme. L'Évangile est devenu le code de tous les démocrates avancés. A les entendre, les Évangélistes ont été les précurseurs des socialistes, et tout chrétien se trouve dans l'alternative d'opter entre la propriété individuelle et la foi, entre la société actuelle et la doctrine du Sauveur. « Si » le christianisme, s'écrie M. Cabet, avait été interprété et > appliqué dans l'esprit de Jésus-Christ; s'il était bien con» nu et fidèlement pratiqué par la nombreuse portion des » chrétiens qui sont animés d'une piété sincère, et qui » n'ont besoin que de bien connaître la vérité pour la sui

(1) Même préface, p. vII, in fine. Correspondant, 3 septembre 1848. (2) Destinée, t. I, p. 128-129. Correspondant, loc. cit.

> vre; ce christianisme, sa morale, sa philosophie, ses » préceptes, auraient suffi et suffiraient encore pour établir » une organisation sociale et politique parfaite, pour déli» vrer l'humanité du mal qui l'accable, et pour assurer le » bonheur du genre humain sur la terre il n'y aurait per» sonne qui pût refuser de se dire chrétien (1). » Ce qui, dans la bouche de M. Cabet, signifie qu'il n'y aurait personne qui pût refuser de se dire communiste.

:

Que faut-il penser de cette doctrine nouvelle ? Est-il vrai que le communisme, plus ou moins restreint, soit la doctrine économique de nos livres sacrés ?

Il importe, avant tout, de placer le débat sur son véritable terrain.

L'Évangile condamne cette soif effrénée de l'or qui est une des calamités de notre siècle; il encourage l'abnégation personnelle et le renoncement aux richesses. A l'homme opulent, le Christ impose l'obligation de remettre une partie de son superflu au pauvre qui manque du nécessaire. Aux yeux du Sauveur et des apôtres, le chrétien qui met son patrimoine au service de ses frères pose un acte méritoire dont le Juge suprême lui tiendra compte. Telle est évidemment la doctrine de l'Évangile; mais là n'est point le problème à résoudre. Quand les socialistes parlent de communisme chrétien, ils désignent un régime où la propriété soit proscrite, où la communauté soit obligatoire; et il s'agit uniquement de savoir si tel est, en réalité, le système consacré par la parole de Jésus-Christ.

:

Hâtons-nous de le dire rien de semblable ne se trouve dans nos livres sacrés. Loin de là, la doctrine contraire y est expressément enseignée.

Jésus-Christ n'a pas proscrit la propriété individuelle; il

(1) Le vrai christianisme suivant Jésus-Christ; préface.

a, au contraire, plusieurs fois reconnu et sanctionné ses droits. « Vous ne tuerez point, vous ne commettrez point > d'adultère; vous ne déroberez point... », dit-il au jeune homme qui lui demande ce qu'il faut faire pour acquérir la vie éternelle (1). Ailleurs, il dit à ses disciples : « C'est » du cœur des hommes que sortent les mauvaises pensées, » les adultères, les fornications, les homicides, les larcins, » l'avarice, les méchancetés, les manœuvres pour s'emparer » du bien d'autrui (2)... »

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Quel sens auraient ces paroles dans la bouche d'un adversaire de la propriété individuelle? Comment le larcin, le vol et l'escroquerie pourraient-ils constituer des délits aux yeux d'un législateur (qu'on nous pardonne cette expression) qui nierait les droits et les prérogatives de la propriété individuelle?

C'est en vain que nous avons cherché, dans le récit des Évangélistes, un discours, une phrase, un mot qu'on puisse invoquer contre la légitimité de la propriété. Si, d'un côté, le Sauveur blâme les mauvais riches, de l'autre, il recommande aux pauvres la patience et la résignation. Il ne leur dit point que les riches se sont emparés du patrimoine commun que Dieu avait destiné à l'espèce humaine; il ne les engage pas à revendiquer une part du capital naturel; il n'assimile pas, comme M. Proudhon, le riche au voleur; il n'enseigne pas, comme Brissot, que la propriété est un vol dans la nature (3). Il condamne l'avarice; il blâme ceux qui ne vivent que pour amasser ces trésors que la rouille et

(1) Saint Matthieu, XIX, 18. - Voy. ci-après, au § 3, le texte complet de cet épisode de l'Évangile, ainsi que les discussions auxquelles il

a donné naissance.

(2) Saint Marc, VII, 21, 22.

(3) Voy. le Socialisme et ses Promesses, t. II, p. 32.

les vers dévorent, que les voleurs déterrent et dérobent; mais, en toute occasion, il a toujours reconnu le droit absolu du propriétaire aux choses qui font partie de son patrimoine. Qu'il nous soit permis de reproduire, à titre d'exemple, la belle parabole des ouvriers envoyés à la vigne :

« Le royaume des cieux est semblable à un père de famille, qui sortit dès le grand matin, afin de louer des ouvriers pour travailler à sa vigne; et étant convenu avec les ouvriers qu'ils auraient un denier pour leur journée, il les envoya à sa vigne. - Il sortit encore vers la troisième heure du jour; et en ayant vu d'autres qui se tenaient dans la place publique sans rien faire, il leur dit : « Allez aussi » à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable. » Et ils y allèrent. Il sortit encore sur la sixième et sur la neuvième heure du jour et fit la même chose. - Et étant sorti sur la onzième heure, il en trouva d'autres qui étaient là sans rien faire, auxquels il dit : « Pourquoi demeurez> vous là tout le long du jour sans travailler? C'est, di

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rent-ils, que personne ne nous a loués. » Et il leur dit: < Allez-vous-en aussi à ma vigne. Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à celui qui avait soin de ses affaires : « Appelez les ouvriers et payez-les, en commençant > par les derniers pour finir par les premiers. » Ceux donc qui n'étaient venus à la vigne que vers la onzième heure, s'étant approchés, reçurent chacun un denier. Ceux qui avaient été loués les premiers, venant à leur tour, crurent qu'on leur donnerait davantage, mais ils ne reçurent non plus qu'un denier chacun; et en le recevant ils murmuraient contre le père de famille, disant : « Ces derniers » n'ont travaillé qu'une heure, et vous les rendez égaux à > nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur. » Mais pour réponse, il dit à l'un d'eux : « Je ne vous > fais point de tort: n'êtes-vous pas convenu avec moi d'un

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