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CHAPITRE II.

ROME.

§ 1er.

ERREURS HISTORIQUES. PORTÉE RÉELLE DES LOIS AGRAIRES.

Les démocrates romains n'ont jamais réclamé le communisme.-Lois agraires.-Elles n'étaient applicables qu'aux terres conquises sur l'ennemi.-Caractère réel de ces lois.

.

L'organisation de la propriété, dans la république romaine, a trop longtemps servi de base aux déclamations haineuses des précurseurs du socialisme. Depuis deux siècles, tous ceux qui se sont érigés en défenseurs officieux du peuple, tous ceux qui ont écrit ou parlé contre l'inégalité des conditions sociales, n'ont cessé d'exalter les lois agraires de l'ancienne Rome. Écoutez les courtisans des masses, et vous serez convaincu qu'il suffit de revenir à ces lois pour ramener aussitôt l'égalité parmi les citoyens, extirper les abus du luxe, éteindre la misère, et, surtout, opposer une barrière infranchissable à l'accumulation des richesses aux mains de quelques privilégiés : Licinius et les Gracques se présenteront à vos yeux comme le type idéal du niveleur moderne.

Hâtons-nous de le dire: jamais exemple ne fut plus maladroitement choisi. La science des Niebuhr, des Savigny, des Giraud, a dissipé les nuages derrière lesquels l'ignorance et la passion avaient cherché un refuge. Nulle part, et à aucune époque des temps historiques, la propriété individuelle

n'a été entourée de plus de garanties, de plus de respect, de plus de sécurité que dans l'ancienne Rome. La religion, les lois et les mœurs s'étaient réunies pour la couvrir d'une égide impénétrable. Jamais les Tribuns du peuple, pas plus que le peuple lui-même, n'ont voulu dépouiller le riche du patrimoine de ses pères, quelque étendu qu'il fût. Jamais la chimère de la communauté n'a reçu l'encens des démocrates romains. Si des lois agraires ont été proposées et votées, si des partages de biens-fonds ont été réclamés et opérés, ces lois et ces partages n'ont jamais eu pour objet le patrimoine des particuliers. Ils ne concernaient que les terres conquises sur l'ennemi, les biens domaniaux, le patrimoine de l'État, en un mot, l'ager publicus.

Pour procéder avec plus d'ordre et de clarté, nous envisagerons séparément l'organisation de la propriété aux diverses époques de l'histoire romaine.

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LA PROPRIÉTÉ A ROME, DEPUIS LA FONDATION DE LA CITÉ JUSQU'AUX
LOIS LICINIENNES (754 A 360 AVANT J.-C.).

Le droit de guerre de l'antiquité ne laissait pas de propriété aux vaincus. - Régime appliqué aux terres conquises.—Condition déplorable des plébéiens.-Lois liciniennes.- Ces lois ne constituent pas une violation du droit de propriété.-Elles ne peuvent être invoquées par les démagogues du XIXe siècle.

Le droit de guerre dans l'antiquité ne laissait pas de propriété aux peuples vaincus. Rome avait usé de ce droit, et la conquête successive de toutes les contrées de l'Italie lui avait ainsi procuré d'immenses domaines. A la vérité, on avait souvent respecté la propriété privée; plus souvent encore, on avait rendu les champs à leurs anciens propriétaires, à charge de payer une certaine redevance au trésor

public; mais la République s'était emparée des propriétés publiques, des terrains abandonnés et, en général, de toutes les terres en friche. Il en résultait que le sol soumis à la domination romaine était divisé en deux grandes catégories: l'une, désignée sous le nom d'ager publicus, comprenait les terres conquises dont nous venons de parler; l'autre, appelée ager privatus, se composait de la propriété foncière privée, du patrimoine particulier des citoyens (1).

Les terres conquises, l'ager publicus, avaient été soumises à un régime exceptionnel. Dans les endroits les plus fertiles, on avait établi des colonies de citoyens romains; mais, partout ailleurs, des terres immenses était restées en dehors de tout partage. La classe riche, les patriciens s'en emparèrent. Il est vrai que les droits de l'État furent expressément réservés; l'ager publicus fut même déclaré inaliénable et imprescriptible, et les occupants se soumirent à une redevance annuelle envers le trésor public.

Grâce à ces mesures, que l'avidité des Patriciens rendait éminemment nécessaires, l'État n'était privé que de la simple jouissance des terres conquises; son droit de propriété restait intact. Aussi le sénat fut-il expressément chargé de

(1) Le droit de conquête donnait aux vainqueurs le pouvoir le plus absolu sur les biens des vaincus. Les choses sacrées elles-mêmes n'étaient pas exceptées de cette confiscation universelle; la formule sacramentelle de la dédition le prouve : « Deditisne vos, populum, urbem, aquam, terminos, delubra, ustensilia, divina humanaque omnia in populi romani deditionem?» (V. Liv. I, 38, XXXI, 30; Polybe, V, 11, 3; Gaius, IV, 16; Dion. Hal. VI, 36.)

Au sujet des concessions faites aux peuples vaincus on trouve des détails curieux dans les discours de Cicéron contre Verres (III, 6, 20, 27,

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55). V. aussi Appian., Bell. Civ. I, 7; — Liv., II, 41; VIII, 1; X

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la mission de révoquer les concessions, si les intérêts généraux l'exigeaient (1).

Mais, si les droits de la République étaient réservés, un tel état de choses n'en devait pas moins profondément mécontenter le peuple. Celui-ci était exclu du partage du domaine public qu'il avait aidé à conquérir; son droit de propriété et de possession se trouvait limité à l'ager privatus, et cette injustice était d'autant plus révoltante que la propriété privée payait seule l'impôt foncier, impôt qui dépassait la redevance illusoire imposée aux détenteurs du domaine public (2).

(1) Le domaine de l'État sur l'ager publicus ne pouvait jamais être complétement anéanti: «Ce domaine suprême est si absolu, si inhérent au >> fonds que, même dans les cas où l'État est forcé d'aliéner des parties » de l'ager publicus pour faire face à des besoins extraordinaires, la vente >> n'en doit avoir lieu qu'à titre doublement onéreux pour l'acquéreur. L'État >> conserve un droit de rachat, qui est plus qu'une simple faculté de réméré, >> car ce droit s'exerce toujours sans être limité par aucun laps de temps, >> et il impose en outre à l'acheteur le paiement d'une rente perpétuelle, >> irrachetable.» (Arendt, Du régime de la propriété territoriale considéré dans ses rapports avec le mouvement politique. — Mémoire inséré au T. III des Mémoires de la Société litt. de l'Univ. cath., p. 318.)

On trouve des exemples curieux dans Tite-Live, XXVIII, 46, et XXXI, 13. V. aussi Cic., De lege agraria, I.

(2)

O Cette redevance consistait habituellement en un dixième des fruits de la terre, un cinquième du produit des arbres et un impôt proportionnel sur le bétail (V. Cic. in Ver., III, 20, 27, 53; App., Bell. Civ., I, 7); encore les patriciens trouvèrent-ils, plus d'une fois, le moyen de s'en affranchir. - Les détenteurs de l'ager privatus étaient placés dans une position beaucoup plus défavorable; car l'impôt absorbait une grande partie du produit de leurs terres. « Fixé tous les cinq ans, le cens devait être payé >> pendant cet espace au taux d'évaluation de la première année. Que les

Là est l'origine de ces troubles intérieurs qui désolèrent les premiers siècles de la république romaine; là est la cause première des longs déchirements qui aboutirent aux lois agraires.

La condition du plébéien était déplorable. Chaque fois que la conquête ajoutait au domaine de l'État des terres nouvelles, les patriciens s'en emparaient; tandis que le plébéien, soumis comme eux aux charges de la guerre, devait abandonner sa famille et confier à des mains étrangères la culture de sa terre, sans autre perspective que celle de répandre son sang pour accroître les richesses de ses oppresseurs. Rentré dans ses foyers, il y trouvait la misère, contractait des dettes usuraires, finissait par épuiser ses dernières ressources; et quand il se trouvait réduit à cette extrémité, les patriciens, ses créanciers, usant de toutes les rigueurs d'une législation draconienne, s'emparaient de son humble patrimoine et ne craignaient pas même d'avoir recours à la contrainte par corps, laquelle, à cette époque, n'était autre chose que l'esclavage. Les historiens romains, et surtout Tite-Live, nous ont fait le récit des haines, des vengeances et des émeutes dont ces injustices et ces barbaries devinrent la source (1).

>> terres fussent cultivées ou en friche, que la récolte fût boune ou qu'elle >> manquât, la loi était inexorable; la taxe, une fois fixée au commen>> cement du lustre, n'était susceptible d'aucune modification pendant sa » durée (Arendt, loc. cit., p. 327 ). »

(1) Je recommande l'étude des annales romaines à cette classe de démocrates pour lesquels la misère toujours croissante des masses est devenue un thème inépuisable. Une seule page de Tite-Live (II, 23) suffit pour renverser leur système. Ils y verront quelle était, dans ces républiques de l'antiquité qu'ils exaltent, la condition ordinaire de l'homme libre, du citoyen.

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