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époques fixes, alors même que leur conduite était irréprochable, et seulement pour qu'ils n'oubliassent pas qu'ils étaient moins libres que les bêtes de somme! On les faisait boire à outrance; puis on les conduisait, chancelants d'ivresse dans les gymnases et les salles communes, pour que ce spectacle inspirât aux jeunes Spartiates le dégoût du vin. Ceux de ces malheureux qui, par la beauté des traits ou le développement du corps, offraient les apparences d'un homme libre, étaient impitoyablement massacrés (1). Encore ces horreurs ne suffisaient-elles pas aux fiers républicains de Sparte. Lorsque l'accroissement des Ilotes inspirait des craintes, on écrasait sur la pierre la tête de leurs nouveau-nés; et si ce remède affreux ne suffisait pas pour rassurer les oppresseurs, les jeunes Spartiates se dispersaient dans les campagnes et égorgeaient ces infortunés par centaines. L'histoire rapporte que plus de deux mille ilotes furent massacrés en une seule nuit (2).

(1) Myron. apud Athen. XIV, 74.

(2) En droit, les Ilotes étaient plutot des serfs que des esclaves ; car l'état lui-même ne pouvait les vendre au-delà des frontières de la Laconie. Malheureusement, cette fiction légale perdait toute son importance dans les réalités de la vie. C'est en vain que M. O. Müller, toujours préoccupé de la gloire de sa race favorite, cherche à nier les atrocités que l'histoire impute aux Spartiates ( Die Dorier, II, p. 34 et s. éd. de 1844 ). Plutarque n'est pas suspect, lui qui appelle les Spartiates un peuple de sages et donne à leur gouvernement le titre pompeux de république inimitable. Or, Plutarque confirme par son témoignage tout ce que l'histoire raconte des massacres périodiques des Ilotes (V. Vit. Lyc. ). Comment niera-t-on le fait horrible qui s'est passé durant la guerre du Péloponèse, fait que Plutarque rapporte (Lyc., 28) et que Thucydide raconte dans les termes suivants : « Ils leur or>> donnèrent (aux Ilotes) de faire entre eux un choix de ceux qu'ils juge>> raient avoir montré le plus grand courage contre l'ennemi, s'engageant à >> leur donner la liberté. C'était un piége pour ceux qu'ils croiraient mériter

Voilà des faits qu'il ne faudrait pas oublier en vantant le régime de Sparte. La liberté y existait, mais seulement pour les oppresseurs du peuple : les ilotes, dix fois plus nombreux que les hommes libres, gémissaient dans l'esclavage le plus horrible qu'on puisse imaginer. L'égalité y régnait, mais seulement entre les membres d'une aristocratie guerrière, qui se faisait un jeu d'outrager la nature et de répandre le sang humain. Les citoyens s'asseyaient à la même table, mais cette table était alimentée à l'aide des sueurs et des souffrances de tout un peuple d'esclaves. A Sparte, les prolétaires, dans l'intérêt desquels on voudrait ressusciter ce régime, étaient... les ilotes!

» le plus d'être libres et qui devaient être, par l'élévation de leur âme, les » plus capables d'agir contre leurs maîtres. Deux mille llotes furent choisis; >> ils se promenèrent autour des temples, la tête ceinte de couronnes, en si>> gne d'affranchissement récent; mais peu après les Lacédémoniens les firent >> disparaître, et nul n'a su comment on les a fait périr (Thucyd. IV, 80 )! » - Est-il possible d'argumenter sur le sens des termes employés par Aristote, quand il dit que « les Éphores n'étaient pas plutôt en charge, qu'ils dé>> claraient la guerre aux Ilotes, afin qu'on pût les tuer sans crime (V. Plut. V. » Lyc., 28)?» - Platon ne dit-il pas que, « s'il y a quelque difficulté à justifier » ou à condamner l'usage des esclaves, tel qu'il est établi chez les peuples de >> la Grèce, cette difficulté est incomparablement plus grande au sujet des >> Ilotes de Sparte ( Lois, VI, p. 359, tr. de M. Cousin) ?»- Comment expliquer le passage d'Alien où, parlant d'un tremblement de terre qui fit mourir 20,000 Spartiates, il voit dans la catastrophe la vengeance des Dieux, irrités par les traitements barbares qu'on faisait supporter aux Ilotes (Ælian. VI, 7)? C'est en vain qu'on explique la célèbre Kpura à l'aide de suppositions plus ou moins ingénieuses; elles ne prévaudront jamais contre les témoignages accablants que je viens de rappeler et auxquels on pourrait en ajouter plusieurs autres.- (L'abbé Barthélemy, Voy. d'Anarcharsis, ch. 47, a ouvert cette voie. - Comp. Wachsmuth, loc. cit., § 55; Hermann, Griechische Staatsaltherthümer, § 48.)

Mais oublions un instant la condition déplorable à laquelle la partie la plus nombreuse de la population se trouvait réduite, et voyons quels furent les résultats du système pour les oppresseurs eux-mêmes, c'est-à-dire pour les hommes libres.

Toujours préoccupé de ses idées de guerre et de conquête, Lycurgue avait imaginé plusieurs moyens de hâter, autant que possible, l'accroissement de la population (1). Les familles nombreuses jouissaient de certains priviléges. Le père de trois fils était exempt de l'obligation de monter la garde; le citoyen qui en avait quatre était affranchi de tout impôt (2). Le législateur avait cru, non sans raison, que le nombre des familles libres atteindrait difficilement le nombre des parts dans lesquelles il avait divisé le sol. Or, comme ces parts étaient égales et qu'il avait eu soin de les déclarer inaliénables, Lycurgue s'était imaginé que l'égalité des fortunes serait ainsi forcément maintenue. Par malheur, il n'avait pas assez tenu compte du rôle que l'instinct de la propriété est appelé à jouer dans l'organisation humaine, et toutes ses prévisions furent bientôt déjouées par les événements.

(1) En attribuant à Lycurgue des idées de conquête, je m'éloigne de l'opinion de Plutarque. Selon cet auteur, le législateur de Sparte, en donnant à la population le goût des exercices militaires, n'avait eu d'autre but que de mettre la cité à l'abri des tentatives hostiles de ses voisins. Une telle supposition est loin de trouver sa base dans une organisation toute militaire. Aussi remarquons-nous une opinion entièrement opposée dans les écrits de Xénophon. Celui-ci, grand admirateur de Sparte, dit positivement que Lycurgue a eu pour but principal d'agrandir sa patrie, την Πατρίδα αὔξειν (Rép. lacéd., X, 4 ). Si Xénophon a raison, la pensée de Lycurgue a été parfaitement réalisée par les Spartiates. Les Argiens, les Arcadiens, les Messéniens et tant d'autres en ont fait la triste expérience.

(2) V. Aristote, Pol. L. II, c. VI, § 13.

Pour maintenir l'égalité entre les citoyens, il ne suffit pas de répartir le sol en portions égales. « L'homme en posses»sion de la terre, dit M. Troplong, y ajoute son travail, » c'est-à-dire une valeur aussi variable que la force, l'a» dresse et la santé. D'autres fois aussi, il la laisse dété> riorer par la mauvaise administration, tandis qu'un au» tre, à côté de lui, la féconde par ses améliorations... » L'un mérite, par son inconduite, l'amende sévère que le › magistrat est chargé de prononcer; mais, tandis qu'il s'ap> pauvrit par le vice, l'autre grandit par les vertus domestiques, et trouve dans l'économie une richesse qui double » la richesse de la terre... Ajoutez-y les charges inégales » du mariage et du nombre des enfants, et vous serez con> vaincu que l'égalité des biens est une idée chimérique, » contre laquelle la nature se révolte sans cesse et que la > liberté humaine réduit à l'impuissance (1). » -Si ces vérités avaient besoin d'être confirmées par l'expérience, elles trouveraient leur justification dans l'histoire de Sparte.

Malgré les précautions prises, malgré l'organisation démocratique de l'État et le terrible pouvoir des Éphores, le principe de l'inaliénabilité des héritages ne tarda pas à recevoir une atteinte irréparable. Un Éphore, nommé Épitadès, fit adopter une loi qui, tout en attachant le déshonneur à l'achat et à la vente d'un patrimoine, permettait de disposer arbitrairement de son bien par donation entre-vifs ou par testament. On en devine aisément les conséquences. Comme les propriétaires ne pouvaient, sans se déshonorer, vendre une partie de leur patrimoine et en toucher le prix, les biens s'accumulaient dans les familles influentes. Les donations, principalement sous forme de dot, se faisaient au

(1) J'emprunte ce fragment au Mémoire que l'illustre jurisconsulte a lu à l'Académie des sciences morales et politiques, dans ses séances du 1er et du 15 février 1851 (V. L'Institut, Oct. 1851 ).

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bénéfice de l'homme puissant, tandis que le citoyen intègre et modeste en restait privé. Le résultat fut tel que, vers le milieu du Ive siècle avant l'ère chrétienne, Aristote put sans exagération tracer les lignes suivantes : « Un défaut... >> de la constitution de Lacédémone, c'est la disproportion > des propriétés : les uns possèdent des biens immenses, les > autres n'ont presque rien ; et le sol est entre les mains de » quelques individus (1). »

On objectera, peut-être, que ce triste résultat ne saurait être imputé aux lois de Lycurgue; qu'il provient, au contraire, de la violation de ces lois dans une de leurs parties essentielles. Nous le voulons bien aussi nous proposonsnous avant tout d'offrir un tableau de la vie de Sparte, à l'époque où les lois de Lycurgue y étaient observées dans toute leur rigueur. Ce tableau, le voici :

La liberté individuelle avait complétement disparu. « Personne, dit Plutarque, n'avait la liberté de vivre comme il voulait; tous étaient dans la ville comme dans un camp, persuadés qu'ils n'appartenaient pas à eux-mêmes, mais à l'État (2). »

(1) Pol., L. II, c. VI, § 10. — Aristote, au § 11, mentionne un autre fait dont il est plus difficile de se rendre compte. « Les deux cinquièmes dés >> terres, dit-il, sont possédés par des femmes, parce que bon nombre d'en>>tre elles restent uniques héritières, ou qu'on leur a constitué des dots con>> sidérables. » La raison que donne le philosophe ne suffit pas seule pour expliquer le phénomène. Pourquoi le même fait ne s'est-il pas produit dans une foule d'autres contrées où les femmes recevaient des dots et jouissaient du droit de succéder? Il se peut que les guerres continuelles eussent augmenté à Sparte les chances héréditaires des femmes.

(2) Platon (Lois, I) se sert d'une expression analogue. Montesquieu était dans le vrai quand il disait : « Lacédémone était une armée entretenue par » des paysans. » ( Esprit des lois, Liv. XXIII, ch. 17; OEuvres, T. 2, p. 277, éd. de 1834.)

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