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Qu'en dira M. Proudhon, lui qui, à propos de sa définition fameuse, s'écriait naguère : « Cette définition est >> mienne...: il ne se dit pas en mille ans trois mots comme > ceux-là (1)! »

Il est inutile de multiplier ces citations: elles suffisent pour prouver que les sommités de la société française, au siècle passé, étaient loin de comprendre la portée du mouvement antireligieux né et propagé sous leur patronage.

Il est vrai que tous les adversaires du christianisme ne se paraient pas d'un ardent amour des masses. Pour ne citer qu'un exemple, Voltaire, le premier de tous, était loin de sympathiser avec les tendances ultra-démocratiques de ses collègues. Adulateur des rois et des grands, il méprisait profondément le peuple. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir sa correspondance. « On n'a jamais prétendu, › dit-il, éclairer les cordonniers et les servantes (2). » « Je > vous recommande l'infâme (le christianisme); il faut le > détruire chez les honnêtes gens et le laisser à la ca› naille (3). » — « La raison triomphera chez les honnêtes

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>> achètent. Ils veulent jouir seuls; comme si un ruisseau n'était pas >> destiné à désaltérer le loup et l'agneau, comme si les arbres ne pro>> duisaient pas leurs fruits pour tous les hommes. »>

(1) On trouve une appréciation fort remarquable des travaux de Brissot dans l'Histoire du communisme de M. Sudre, p. 264 à 287. · Vers la fin de sa vie, Brissot était revenu à des sentiments meilleurs; il avait lui-même désavoué ses Recherches. A la Convention, il défendit l'ordre social contre les attaques des niveleurs de 1793. Il fut enveloppé dans la ruine des Girondins, dont il avait embrassé la cause.

(2) Correspondance de Voltaire. Lettre à d'Alembert, t. XXI, p. 91, éd. Delangle, 1851.

(3) Lettre à Diderot, t. XIV, p. 448.

» gens, la canaille n'est pas faite pour elle (1). » Avoir un cordonnier dans sa famille était, à ses yeux, une flétrissure. Pendant ses démêlés avec J.-B. Rousseau, il traça les lignes. suivantes, dans une lettre à l'abbé Moussinot : « Je le prie › de passer rue de la Harpe, et de s'informer s'il n'y a pas » un cordonnier parent du scélérat (J.-B. Rousseau) qui » est à Bruxelles, et qui veut me déshonorer (2). » Le gouvernement populaire était loin de lui sourire; car il écrit au duc de Richelieu : « Vous avez bien raison de dire, » monseigneur, que les Genévois ne sont guère sages, mais » c'est que le peuple commence à être le maître (3). »

Peut-être est-ce dans les opinions aristocratiques de Voltaire qu'il faut chercher l'explication de la fausse sécurité où s'endormirent les classes supérieures, jusqu'au terrible réveil de 1793.

(1) Lettre à d'Alembert, t. IX, p. 475. (2) T. III, p. 429.

(3) T. XVII, p. 239.-M. Louis Blanc reproche amèrement à Voltaire ses dédains aristocratiques (Hist. de la Rév. franç., L. III, ch. I).

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§ 1. -LES ASSEMBLÉES ET LES CLUBS.

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L'AS

Matériaux amassés par les écrivains du dix-huitième siècle. semblée Constituante sanctionne le principe de la propriété individuelle. - Mirabeau et Tronchet. Doctrines anarchiques des clubs et de la presse révolutionnaire. Guerre aux riches sous l'Assemblée Législative.-Protestations de Robespierre.- Convention nationale. La presse et la tribune. - Robespierre et Vergniaud. - La Convention rejette les propositions destructives du principe de la propriété individuelle. Réformes économiques conçues par Robespierre et Saint-Just. Préparatifs de la conspiration de Babœuf.

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Lorsque la révolution éclata en 1789, les adversaires de la propriété individuelle avaient de nombreux matériaux à leur disposition. Travaux historiques, études philosophiques, maximes fondamentales, critiques acerbes, promesses séduisantes, plans de sociétés nouvelles, tout avait été réuni et coordonné par leurs prédécesseurs. Il ne s'agissait plus que de mettre la main à l'œuvre (1).

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(1) Dans son Histoire des causes de la Révolution française (Ch. I et II), M. Granier de Cassagnac s'efforce de prouver que les écrits des philosophes furent sans influence sur les mouvements révolutionnaires du siècle passé. Cette opinion est évidemment erronée. Pour en acquérir la preuve la plus complète, il suffit d'ouvrir le Moniteur. Qu'on lise les discours des personnages qui ont tour à tour dirigé la lutte, et l'on retrouvera, dès la première ligne, les théories les plus extravagantes de l'école de Rousseau. Les principes du Contrat social se retrouvent jusque

A quel point Robespierre, Saint-Just, Hébert, Danton, Chaumette et les autres personnages de funèbre mémoire qu'on a vus figurer dans le drame de 1792, étaient-ils imbus

dans les harangues des défenseurs de la propriété (V. ci-après les discours de Mirabeau, de Tronchet et de Vergniaud). Plus d'une fois Mably, Helvetius et Linguet eurent le même honneur. Quant à Condorcet et à Brissot de Warville, ils ont eux-mêmes figuré sur les bancs de la Convention.

Dans son livre, d'ailleurs si remarquable, M. Granier de Cassagnac déplace la question. Il prouve que les philosophes n'ont ni désiré, ni prévu la Révolution; il ajoute, avec raison, que la chute du trône eut pour cause immédiate la lutte aveugle et égoïste des privilégiés contre le gouvernement réformateur de Louis XVI. Mais qu'importent ici les vœux des philosophes et les résistances factieuses des nobles? Les esprits étaient saturés de doctrines anarchiques, et ces doctrines firent explosion au premier moment favorable. Nous admettons volontiers que le soulèvement des masses produisit chez les lettrés et les nobles un désenchantement profond et des regrets amers; mais leur repentir était tardif. Le 21 septembre 1791, Camille Desmoulins, qui savait mieux que personne comment la Révolution s'était faite, s'écriait à la tribune des Jacobins « Les racines de la Révolution sont aristocratiques! » L'accusation était fondée. La guerre à la religion et à la société s'était faite sous le patronage de l'aristocratie; celle-ci allait subir les conséquences de son déplorable aveuglement. Que dit M. de Malesherbes à l'abbé de Firmont, lorsque celui-ci, encore couvert du sang de Louis XVI, vint lui rapporter les dernières paroles du prince? « Ils l'ont donc fait périr! » s'écria-t-il... « Une fausse philosophie nous a perdus!... C'est » cette fausse philosophie, dont j'ai moi-même à me reprocher d'avoir » été la dupe, qui a creusé l'abîme effroyable qui nous dévorera tous! » C'est elle qui, par une magie inconcevable, a fasciné les yeux de la » nation. . . » (V. Biographie univ. de Michaux, vis Malesherbes et Firmont). Un an plus tard, Robespierre disait à la Convention : « Nous voulons tenir les promesses de la Philosophie! (V. Hist. parl. de la Rev., T. XXXI, p. 270.) »

des doctrines de Morelly et de Diderot, que nous avons analysées? Voulaient-ils, tout en assurant le règne de la démagogie, conserver les bases essentielles de la société? Agissaient-ils, en dehors des questions religieuses et politiques, sans plan préconçu, sans desseins arrêtés? Attendaient-ils le jour du triomphe définitif, pour introduire dans la législation les principes de communisme et d'égalité absolue que Babœuf essaya plus tard de mettre en pratique? En d'autres termes, quelles furent les doctrines économiques des chefs de la révolution?

Fidèle aux voeux de ses commettants, l'Assemblée constituante reconnut et sanctionna le droit de propriété avec toutes ses conséquences rationnelles. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui précède la constitution de 1791, proclame le principe suivant : « La propriété étant » un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, >> si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement » constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une » juste et préalable indemnité (1). » Et cependant, chose étrange! les hommes qui gratifièrent la propriété de cette consécration nouvelle professaient, à l'égard de son origine et de ses bases, des doctrines qui ne diffèrent en rien des théories les plus dangereuses du socialisme ! Après avoir perverti les esprits vulgaires, les brillants sophismes de Rousseau s'étaient glissés dans les intelligences d'élite. Pour les législateurs et les hommes d'État, l'absurde hypothèse d'un état de nature, antérieur et supérieur à l'état de société,

(1) Art. 17. Les cahiers du Tiers-État recommandaient aux députés le respect des droits de la propriété. Les instructions données aux représentants de Paris renferment les mots suivants : « Toute propriété est inviolable.» (V. Histoire parl. de la Rév., par Buchez et Roux, T. I, p. 337, éd. de 1834.)

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