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voir législatif était exercé par le peuple réuni en assemblée générale (1).

Personne ne songe aujourd'hui à faire revivre cette organisation politique, qui pouvait être appropriée aux mœurs et aux besoins d'une bourgade du Péloponèse, mais qui, de l'aveu de tous, serait impraticable chez les nations modernes. Il n'en est pas de même des institutions sociales dans lesquelles Lycurgue avait cru trouver le complément et la garantie de ses institutions politiques. Celles-là sont toujours en faveur chez un grand nombre de démocrates; et si les idées de 1793 devaient encore prévaloir, nous ne serions pas surpris qu'un nouvel Hérault de Séchelles vînt un jour, à la barre d'une autre Convention, proposer de les remettre en vigueur au sein de la société moderne.

Est-il nécessaire de le dire? Ici encore l'enthousiasme est très-irréfléchi.

tion divisait déjà les écrivains de l'antiquité. Hérodote (I, 65), Platon (Ep. 8) et Xénophon (Rép. Lacéd. V, 11) se prononcent en faveur de Lycurgue; tandis que Aristote (Pol. L. VIII, c. IX, § 1), Plutarque (v. Lyc.), Valère Maxime (IV, I. ext. 8) et Cicéron ( Leg. III, 7 ) attribuent l'institution à Théopompe, qui vivait près d'un siècle après la mort du législateur. J'ai indiqué une troisième opinion à la note 3, p. 23. Le lecteur qui voudra approfondir la question trouvera un quatrième avis chez Wachsmuth (Hellenische Altherthumskunde, T. I, p. 222 et s., éd. de 1826).

(1) Le peuple n'avait pas le droit d'initiative. « Les sénateurs, dit Plu» tarque, avaient seuls le droit d'examiner les propositions avant qu'elles >> pussent être reçues et confirmées par le peuple (V. Agis et Cléomèn. ). » La proposition venait donc du Sénat, et l'assemblée populaire n'avait pas même la faculté de l'amender. Plus tard ce pouvoir fut encore trouvé trop étendu; car les rois Polydore et Théopompe firent passer une loi en vertu de laquelle les propositions admises par le peuple étaient de nouveau soumises à l'approbation du Sénat. C'était rendre l'intervention du peuple à peu près illusoire (V. Plut. V. Lyc. 6).

T. I.

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Pour bien comprendre les institutions de Sparte, il faut se mettre au point de vue où son législateur s'était placé; il faut surtout se rappeler le but qu'il s'était proposé d'atteindre. Les communistes modernes commettent une erreur des plus grossières, en dépeignant Lycurgue sous les traits d'un philanthrope sans cesse préoccupé du sort des classes inférieures. Pour les législateurs de l'antiquité, la condition naturelle des prolétaires était l'esclavage, et nous verrons que, sous ce rapport, Lycurgue partageait les idées de ses contemporains. Créer une caste de soldats vigoureux; organiser une aristocratie guerrière, infatigable dans les travaux des camps, invincible dans les combats, et par suite redoutable à ses voisins; admettre tout ce qui pouvait conduire à ce résultat, écarter tout ce qui pouvait en éloigner : voilà les seuls vœux, le but unique du législateur de Sparte. Pour peu qu'on envisage dans leur ensemble les institutions qu'on lui attribue, ce but se manifeste à l'évidence (1).

Comme point de départ, l'État était substitué à la famille. Au moment de la naissance, les enfants étaient soumis à des épreuves ayant pour but de constater le degré de vigueur et de santé dont la nature les avait doués. S'ils étaient jugés dignes d'appartenir à une race guerrière et robuste, l'État les recevait au nombre des citoyens; dans le cas contraire, ils étaient jetés dans une caverne ou précipités des rochers du Taygète. Dès l'âge le plus tendre, ils étaient enlevés à leurs parents et soumis, aux frais de la république, à une éducation uniforme et commune. Cette éducation était toute militaire; des exercices gymnastiques, des courses, des combats simulés, des luttes réelles où les adolescents se déchiraient avec les ongles et avec les dents, en formaient la base. Des coutumes bizarres et cruelles lui servaient de complément. Aux

(1) V. sur les tendances guerrières de Lycurgue, la note 1 à la p. 32.

fêtes de Diane, les enfants, conduits devant l'autel de la déesse, étaient fustigés avec tant de violence que plusieurs mouraient sous les coups. L'enfant qui supportait l'épreuve avec le plus de fermeté était entouré d'hommages, et celui qui mourait sous les coups sans pousser des cris était honoré d'une statue (1). D'un autre côté, afin de les rendre aussi adroits qu'insensibles, le vol était autorisé, pourvu qu'il fût pratiqué avec adresse; ceux qui s'étaient laissé surprendre étaient seuls soumis à des punitions sévères. Les mêmes tendances se manifestaient dans l'éducation des jeunes filles. Lutter sur la place publique, exécuter des danses guerrières dans un état de nudité complète, lancer le disque, manier le javelot et courir dans la lice : voilà le seul enseignement que Lycurgue avait cru devoir leur assigner. Quant aux sciences et aux arts qui adoucissent les mœurs et embellissent la vie, il n'en était guère question dans l'éducation des Spartiates. Seuls de tous les Grecs, ils glorifiaient la rudesse et l'ignorance. Le soldat robuste et adroit était leur idéal (2).

Après avoir introduit l'égalité dans l'éducation, Lycurgue s'attacha à faire disparaître toute inégalité de fortune. Il crut que le partage égal des terres et l'institution de repas communs suffiraient pour amener ce résultat (3).

(1) Les parents assistaient à cet affreux spectacle et encourageaient leurs enfants (V. pour les suites de cette éducation, la page 35 ).

(2) Lycurgue avait sévèrement interdit la culture des sciences et des arts agréables; cette culture n'avait à ses yeux d'autre résultat que l'amollissement des mœurs. Les représentations théâtrales étaient défendues; la musique guerrière était seule permise; la sculpture ne pouvait être consacrée qu'à la reproduction des dieux et des héros.

(3) De même que la plupart des faits attestés par les historiens de l'antiquité, le partage des terres a été récemment révoqué en doute. Dans son travail sur la Grèce, M. Groote range la distribution de Lucurgue parmi les fables (History of Greece, T. II, p. 529 et s.) Il se peut que tous les détails

On sait de quelle manière cette double conception fut réalisée. Lycurgue partagea la terre en trente-neuf mille parts, dont neuf mille pour les habitants de la ville et trente mille pour ceux de la campagne. Chaque citoyen âgé de trente ans, élevé selon les lois du pays et marié, devait être mis en possession d'un de ces lots. A son décès il pouvait le transmettre à ses héritiers; mais la succession ne pouvait jamais réunir plus d'une part sur la même tête, ni diviser un lot en plusieurs parties.

Les fruits de la terre appartenaient au possesseur, mais il était tenu d'en verser la plus grande partie aux mains des agents de l'État, afin que ceux-ci eussent les moyens de subvenir aux dépenses qu'exigeaient les repas communs. Ces repas constituaient, en effet, une partie essentielle du système; de même que Minos, Lycurgue avait voulu que tous les citoyens, assis à la même table, fussent nourris de la même manière. Aussi avait-il eu soin de priver du droit de cité les propriétaires qui négligeaient d'apporter aux repas communs la part fixée par la loi (1).

La propriété immobilière, maintenue en principe, était ainsi soumise, dans son exercice, à des restrictions impor

tantes.

Les objets mobiliers furent, à certains égards, placés sous un régime analogue; ils tombèrent dans une sorte de communauté limitée. Le Spartiate pouvait avoir des esclaves, des chevaux et des chars; mais chacun était en droit d'user des choses appartenant à son voisin. « A Lacédémone, dit Aris

fournis par Plutarque ne soient pas rigoureusement exacts; mais, quant au fait même d'un partage destiné à égaliser les revenus des citoyens, je préfère m'en tenir à l'opinion de l'antiquité.

(1) Le pauvre était donc forcément privé du droit de cité (Arist. Pol. L. II, c. VI, § 21, et c. VII, § 4).

> tote, chacun emploie les esclaves, les chevaux et les chiens. › d'autrui, comme s'ils lui appartenaient en propre ; et cette › communauté s'étend jusque sur les provisions de voyage, » quand on est surpris aux champs par le besoin (1). » Plutarque, allant plus loin, dit qu'on pouvait prendre chez le voisin tout ce dont on avait besoin (2).

Le législateur poussa le système à ses dernières conséquences. Il ne lui suffisait pas d'avoir introduit le principe de l'égalité dans la nourriture, l'éducation et la propriété; il voulut encore que l'uniformité régnât dans les habitations, les vêtements, les occupations et même les plaisirs. Les promenades et les conversations furent réglées avec la même précision que les exercices militaires.

Certes, ces institutions dénotent un ardent amour de l'égalité; mais il importe, pour les juger avec équité, de ne pas les séparer d'un fait important, ou, pour mieux dire, d'une institution qui domine toutes les lois sociales et politiques de l'antiquité : nous voulons parler de l'esclavage.

L'État de Sparte possédait de nombreux esclaves dont le nom seul rappelle le dernier degré de l'abjection physique et de la dégradation morale de l'homme. Les Ilotes cultivaient les terres et exerçaient, avec les Periœques, la plupart des professions industrielles. Le gouvernement les prêtait ou les louait aux particuliers, qui étaient tenus de les lui rendre à sa première demande. D'autres étaient attachés héréditairement à des fonds déterminés, comme les serfs européens du moyen âge. Aujourd'hui encore, à plus de vingt siècles de distance, le traitement auquel ces malheureux étaient soumis fait frémir. On ne se contentait pas de les assujettir aux travaux les plus pénibles et les plus dégoûtants; on les fustigeait, à des

(1) Pol. L. II, c. 2, § 5., trad. cit. p. 62.

(2) Lac. Instit. T. VI.

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