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1er. CARACTÈRE DISTINCTIF DU MOUVEMENT INTELLECTUEL AU XVIIIE SIÈCLE.

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Les penseurs du xvIIIe siècle ont méconnu leur mission. Exagération des prérogatives de la royauté. Caractère antisocial qui distingue les écrits de ses adversaires. L'exagération régnait dans les deux camps.

Les penseurs du XVIIIe siècle avaient une noble mission à remplir.

Le régime féodal, pesant de tout son poids sur une nation éclairée et pleine de séve, avait concentré les honneurs et les richesses aux mains de quelques privilégiés. Sur vingt-deux millions d'âmes, la France comptait à peine quinze mille familles vivant dans l'aisance (1)! Des préjugés invétérés séparaient profondément les diverses classes de la société. Des priviléges odieux humiliaient et décourageaient

(1) Dans un passage du Projet de dime royale, présenté à Louis XIV, Vauban portait le nombre des familles aisées à dix mille. Afin de ne pas être accusé d'exagération, j'ai augmenté le nombre d'un tiers. (V. Projet d'une dixme royale, etc., par le Maréchal de Vauban (1707), p. 4.)

les citoyens les plus utiles. Des monopoles de toute nature tarissaient les sources de la richesse publique. D'innombrables abus réclamaient une réforme.

Que firent, en présence de ces abus séculaires, les hommes qui se croyaient appelés à régénérer la France? Ils méconnurent le rôle que les besoins de la patrie leur assignaient. Sous prétexte de revendiquer la tolérance civile, ils nièrent tout principe de morale et prônèrent l'athéisme. Sous prétexte de renverser le despotisme et d'anéantir les priviléges nobiliaires, ils firent la guerre aux principes fondamentaux de toute société civilisée. Sous prétexte d'affranchir le sol des servitudes féodales, ils finirent par contester la légitimité de la propriété elle-même. Irrités par la lutte, aveuglés par la haine, ils enveloppèrent dans la même proscription les abus passagers et les principes immuables, les erreurs d'un jour et les vérités éternelles.

Il est vrai que l'exagération, l'abus des principes et l'oubli des droits de l'humanité régnaient dans les deux camps. Pendant que les uns attaquaient l'organisation politique de l'État et proclamaient l'égalité absolue, la royauté et ses défenseurs exhumaient les dégradantes maximes du despotisme oriental. Encouragé par les adulations de la Sorbonne, Louis XIV avait écrit à son petit-fils : « Tout » ce qui se trouve dans l'étendue de nos États, de quelque » nature qu'il soit, nous appartient au même titre. Vous » devez être bien persuadé que les rois sont seigneurs ab» solus, et ont naturellement la disposition pleine et libre » de tous les biens qui sont possédés aussi bien par les » gens d'Église que par les séculiers, pour en user en tout » comme de sages économes (1). » Un épouvantable système

(1) OEuvres de Louis XIV, t. II, p. 95. — Déjà sous Louis XIII ce

de compression pesait à la fois sur les intelligences et sur les bras. Tandis que la liberté individuelle dépendait du caprice d'un courtisan, l'activité industrielle était paralysée par l'organisation des maîtrises et des jurandes. Le pouvoir législatif s'était immiscé dans toutes les opérations de l'industrie manufacturière, dans tous les détails de l'industrie

principe avait été formulé dans le Code Marillac, art. 383. Louis XIV en avait agi de même dans un édit du mois d'août 1692 (V. Furgole, Franc-Alleu, ch. 13, cité par M. Troplong, De la propriété d'après le code civil, ch. XXI). — Toute une école de jurisconsultes et d'hommes d'État avait admis cette doctrine. Galland, dans son Traité du FrancAlleu, établit théoriquement que le Roi est le Seigneur universel de toutes les terres qui se trouvent dans son royaume; et nous lisons dans le Testament politique de M. de Louvois: « Sire, tous vos sujets, » quels qu'ils soient, vous doivent leur personne, leurs biens, leur >> sang, sans avoir droit de rien prétendre. En vous sacrifiant tout ce » qu'ils ont, ils font leur devoir et ne vous donnent rien, puisque tout » est à vous. » C'était l'exagération d'un principe de droit féodal en vertu duquel le Seigneur était réputé propriétaire originaire des terres situées dans le ressort de sa souveraineté.

Il ne faut pas s'imaginer que cette doctrine avait été admise sans contestation. La protestation du chancelier Juvenal des Ursins, archevêque de Reims, est digne d'attention. Le prélat avait dit à Charles VII : << Quelque chose qu'aucuns disent de vostre puissance ordinaire, vous » ne pouvez pas prétendre le mien; ce qui est mien n'est point vostre. >> Peut bien estre qu'en la justice vous estes souverain, et va le ressort » à vous. Vous avez vostre domaine, et chaque particulier a le sien » (Loisel, opusc., p. 400). » Loiseau soutient le même système (Seigneurics, III, 42).

(V. sur ces matières, Troplong, De la propriété d'après le code civil, ch. XX et XXI; Merlin, Rép., Vis Nantissement et Religionnaires ; Laferrière, Histoire du droit français, T. I. V. aussi les §§ 2, 3 et 4 de ce chapitre.)

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commerciale. Des règlements fixaient le nombre des fils que pouvait contenir le tissu des étoffes, et les contrevenants étaient mis à l'amende!

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On doit, certes, tenir compte de ces circonstances; mais il n'en est pas moins vrai que le mouvement philosophique du dix-huitième siècle fut essentiellement antisocial, et il importe, plus que jamais, que ce caractère soit bien connu. On s'imagine que les priviléges de la noblesse et du clergé étaient seuls en cause. Qu'on se détrompe la guerre se faisait à la fois aux dogmes chrétiens, aux institutions politiques, à la propriété, à la famille, à la loi, à tous les éléments de l'autorité et de l'ordre, à toutes les bases de la société civile.

Commençons par Rousseau, l'auteur de cet immortel Contrat social pour lequel l'admiration des siècles ira toujours croissant (1).

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Enthousiasme irréfléchi qu'inspirent les écrits de Rousseau. Doctrines politiques du philosophe. L'état de nature et le Contrat Social. Omnipotence et infaillibilité de l'État. Sort de la propriété dans la République de Rousseau. L'auteur du Contrat Social et les réformateurs du dix-neuvième siècle.

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Avant la chute de la monarchie, J.-J. Rousseau, devenu l'hôte et le favori de l'aristocratie française, fit pâlir l'étoile

(1) Expression de M. Cabet (Voyage en Icarie, p. 489). Les socialistes n'ont pas oublié les services que Rousseau leur a rendus. Sous ce rapport, ils ont été bien plus clairvoyants que les sommités du parti universitaire. Dernièrement M. Cousin a fait réimprimer le Vicaire savoyard, comme un antidote contre le socialisme!

de Voltaire. Après le mouvement démocratique de 1789, l'Assemblée constituante, sur la proposition de Barrère, vota une statue au philosophe et une pension à sa veuve (1). Quatre ans plus tard, la Convention fit déposer ses cendres au Panthéon, à côté des restes de Marat (2). En 1815, lors de l'invasion de la France, les généraux alliés, en mémoire du grand écrivain, exemptèrent de toutes réquisitions le village d'Ermenonville où il avait terminé sa carrière.

Quel est donc cet homme? quel est le philosophe que vénèrent à la fois les privilégiés de l'ancien régime, les réformateurs de 1789, les satellites de la Terreur, et les représentants des rois absolus coalisés contre la France?

L'homme et le citoyen sont peu dignes de respect. II. faut en conclure que les hommages s'adressent au philosophe (3).

(1) Moniteur du 25 décembre 1790.

(2) V. à l'Appendice la cérémonie de la translation des cendres de Rousseau. Elle donne une idée exacte du sentimentalisme révolutionnaire de l'époque.

(5) Comme homme et comme citoyen Rousseau est désormais jugé. Il y a deux ans, une revue anglaise a émis sur le caractère du philosophe un jugement qui mérite d'être transcrit, au moment où un éditeur français vient de réimprimer les Confessions dans un format populaire. Voici comment s'exprimait le Blackwoods's Magazine: «Rous>> seau ne se gêne nullement pour nous entretenir des plus sales détails » de sa vie, détails que la plus vulgaire prudence des plus idolâtres et >> des plus indiscrets de ses biographes aurait indubitablement ensevelis » dans l'oubli. Le philosophe génevois n'a jamais eu de plus terrible >> ennemi que lui-même, et ce qu'il nous montre de son personnage >> suffit pour le clouer au pilori de l'opinion publique. Avec quelle dé» testable indifférence, avec quelle pitoyable naïveté, il nous raconte >> comment il a tout simplement volé, étant laquais, laissé accuser

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