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s'asseoir à la table commune, mais on n'en était pas moinst avide de richesses. La génération suivante augmentait le pécule de la famille, les métaux précieux s'accumulaient dans l'ombre (1). Bientôt, par la pente naturelle des choses, des alliances se conclurent entre les détenteurs des trésors soustraits à l'avidité des masses, et le peuple vit enfin, à sa grande surprise, surgir une caste privilégiée, servie par ses propres esclaves et logée dans de vastes demeures dont la somptuosité contrastait avec la nudité des cabanes destinées au logement de la foule (2). L'œuvre de Minos s'écroula sans retour; et lorsque les Romains vinrent s'emparer de l'île, les habitants n'avaient conservé de leurs institutions communistes que la dissimulation, la fraude et tous ces vices repoussants qui, comme nous le verrons plus loin, en sont le résultat inévitable (3). On sait de

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(1) « L'avarice et l'amour de l'or, dit Polybe, sont si bien établis dans » leurs mœurs, que seuls dans l'univers les Crétois ne trouvent nul gain » illégitime (T. I, p. 526, trad. de M. Bouchot, Paris 1847). » Le même historien ajoute (L. VI, 47, p. 528): « Il serait impossible, en exceptant » quelques villes, de trouver des mœurs privées plus corrompues que celles » des Crétois, et par suite des actes publics plus injustes. >>

(2) La servitude personnelle n'était pas inconnue en Crète. L'État avait ses esclaves (Mnoïtes ). Ceux des particuliers portaient le nom d'aphamiotes. A cette dernière classe appartenaient les hommes pris à la guerre ( Clarotes) (V. Otf. Müller, Die Dorier, t. II, p. 47 et 48, éd. de 1844).

(3) L'histoire ne nous a conservé que des renseignements très-incomplets sur les institutions crétoises. Je me suis efforcé de rétablir les faits avec autant d'exactitude que possible. Outre Aristote et les auteurs cités, on peut consulter Polybe, liv. VI, et Strabon, liv. X. Parmi les modernes, voy. Meursius, Creta; Hoeck, Creta; Neumann, Rerum antiquarum specimen; Sainte-Croix, Des anciens gouvernements fédératifs; Cantu, Histoire universelle.

quelle manière saint Paul a tracé leur portrait dans nos livres sacrés (1).

§ 2. LE COMMUNISME DE SPARTE.

Enthousiasme irréfléchi qu'inspirent les institutions de Sparte. - Le Constitution politique. L'État substitué à la

vrai Lycurgue. famille.

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Conséquences funestes qui en résultent.

Repas com

muns. Organisation de la propriété.-Esclavage. - Impuissance

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Que de fois, dans le cours de nos études classiques, ne nous a-t-on pas exalté les vertus, la prudence et la gloire du sage Lycurgue? Que de fois ne nous a-t-on pas fait voir, dans le législateur de Sparte, « celui de tous les philosophes qui a le mieux connu la nature humaine; celui, surtout, qui a le mieux vu jusqu'à quel point les lois, l'éducation, la société, pouvaient changer l'homme, et comment on pouvait le rendre heureux en lui donnant des habitudes qui semblent opposées à son instinct et à sa nature (2)! »

(1) « Les Crétois sont toujours menteurs; ce sont de méchantes bêtes, qui n'aiment qu'à manger et à ne rien faire (Épître à Tite, I, 12 et 13 ). »

Le jugement de l'apôtre est entièrement conforme aux opinions émises par les auteurs profanes. Quel est le Crétois, dit un ancien poëte, qui connaisse la justice? ( Leonid. Epigr. Anthol., L. III, c. 22.) Folybe les appelle menteurs, fourbes, injustes et perfides.

(2) Encyclopédie ( du XVIIIe Se ), vo. Sparte. — A la fin du dernier siècle, l'engouement pour les institutions de Sparte avait acquis des proportions inconcevables. Pour ne citer qu'un exemple, Mme Roland pleurait de douleur et de regret de ce que Dieu ne l'avait pas fait naître citoyenne de Sparte (V. ses Mémoires). Il est vrai qu'elle emportait Plutarque à l'Église, en guise de Semaine-Sainte. «La pauvre enfant, dit un historien, n'avait personne pour » lui dire à quel point l'égarait son enthousiasme, et combien les paroles

Jamais enthousiasme ne fut moins légitime, jamais éloges ne furent moins mérités.

Si l'on s'était donné la peine de jeter un coup d'œil sur les pages que nous ont léguées les historiens de l'antiquité; si, au lieu de suivre en aveugle la route frayée par quelques auteurs dépourvus de critique, on avait été assez sage pour remonter aux sources où ces auteurs avaient eux-mêmes puisé, il y a longtemps que Lycurgue, de même que le gouvernement de Sparte, aurait cessé de recevoir les éloges de la postérité.

Esclavage de la majeure partie de la population, mépris cynique des droits et de la dignité de l'espèce humaine, mœurs corrompues, habitudes sanguinaires, proscription des sciences et des arts, mépris des travaux utiles, institutions tyranniques et barbares : telles sont, pour l'observateur sérieux, les conséquences d'une législation qu'on n'a cessé de présenter, sous les couleurs les plus séduisantes, à l'admiration du monde moderne.

Et d'abord, est-il vrai que Lycurgue ait été ce philosophe austère qu'on se plaît à nous représenter sous son nom, ce législateur sublime qui se dévoue au bonheur de ses concitoyens et leur fait accepter par reconnaissance des lois dictées par une patriotique sagesse? Non : tel n'est point le Lycurgue des historiens de l'antiquité. Le vrai Lycurgue, peu scrupuleux dans le choix des moyens, dédaignait les procédés platoniques; comme la plupart des réformateurs modernes, il était partisan de la souveraineté du but. Loin de se fier à la prétendue reconnaissance de ses concitoyens, le législateur

>> qui tombaient de la chaire qu'elle n'écoutait pas enseignaient aux peuples >> modernes des doctrines supérieures aux dogmes désolants de ces sociétés >> antiques, objets de son aveugle admiration.» (Granier de Cassagnac, Causes de la Rév. franç., T. 2, Ch. XII.)

de Sparte avait débuté par gagner les personnages influents de la bourgade; puis, descendant sur la place publique à la tête d'une bande armée, il avait, par la terreur et la force, imposé ses plans de rénovation sociale à ses compatriotes épouvantés (1). Le vrai Lycurgue n'était pas davantage cet homme chaste et pur, cet observateur rigide des lois de la pudeur et de la décence, dont la plupart des biographes modernes ont cru devoir nous esquisser l'image. Les notions les plus élémentaires de la morale lui manquaient; les maximes les plus licencieuses, les actes les plus honteux avaient son approbation. Il aimait, par exemple, à se railler de ceux qui font du mariage une société exclusive où le partage ne doit pas être souffert (2). Du reste, il nous importe peu de connaître les mœurs du législateur: voyons son œuvre (3).

La constitution politique de Sparte nous est assez exactement connue. Deux rois, pris par ordre de primogéniture

(1) Plutarque, Vie de Lycurgue. — Ce n'est pas que j'attache au récit de Plutarque une importance exagérée ; je sais à quoi m'en tenir sur la valeur historique de la plupart des détails biographiques qu'il a recueillis sur Lycurgue; mais, du moins, quand on veut invoquer les traditions de l'antiquité, on ne doit pas les altérer.

(2) Plutarque, loc. cit. Le biographe grec entre à ce sujet dans des détails qu'il n'est pas possible de transcrire.

(3) On n'est pas d'accord sur la part qui revient à Lycurgue dans les institutions de Sparte. Des auteurs allemands d'un grand mérite, entre autres M. Müller et M. Lachman, voient dans les institutions qui lui sont attribuées une simple restauration des anciennes coutumes doriennes. La loi agraire, la prohibition de l'or et de l'argent, et même les Éphores, auraient ainsi existé longtemps avant Lycurgue. D'autres publicistes, également respectables, font des distinctions. Ils attribuent la plupart des institutions à Lycurgue, mais ils admettent que plusieurs autres sont antérieures ou postérieures à son époque. La discussion de ces systèmes nous éloignerait de notre cadre (V. pour les Éphores et la loi agraire, la note 3 p. 24 et la note 3 p. 27).

dans les deux branches de la famille des Héraclides, formaient, avec un sénat de vingt-huit membres et un collége de cinq Éphores, la magistrature suprême de la Laconie. Commandants de l'armée en temps de guerre, les rois ne jouissaient, en temps de paix, que de distinctions honorifiques (1). Les sénateurs (gerontes), élus par le peuple parmi les citoyens qui avaient atteint l'âge de soixante ans, délibéraient sur les intérêts généraux et proposaient les mesures qu'ils jugeaient avantageuses à la république; ils pouvaient, dans certains cas, dissoudre les assemblées populaires; mais, à part cette attribution exceptionnelle, leurs décisions ne devenaient jamais obligatoires qu'après avoir été ratifiées par le peuple (2). Le collége des Éphores, qui tenait à la fois du Tribunat de Rome et du Conseil des Dix de Venise, exerçait un pouvoir despotique sur tous les autres magistrats, sans en excepter les rois. Annuellement élus par le peuple, les Éphores appelaient en justice tous les habitants de la cité, quels que fussent leur rang ou la dignité dont ils étaient investis, leur demandaient compte de leur manière de vivre, les condamnaient à l'amende, à l'exil et même au dernier supplice, sans que personne fût en droit de s'opposer à l'exécution de leurs sentences. Ils étaient en outre les juges suprêmes, et exerçaient un contrôle souverain sur toutes les affaires civiles et militaires qui intéressaient l'État (5). Enfin, le pou

(1) Ils présidaient le Sénat, remplissaient certaines fonctions du sacerdoce, consultaient l'oracle de Delphes, et exerçaient les fonctions de juges dans les différends relatifs aux adoptions et à quelques autres droits de famille. Ils surveillaient aussi l'entretien des voies publiques.

(2) V. sur les assemblées populaires la note 1 à la page 25.

(3) Les historiens et les philologues modernes sont divisés sur la question de savoir si l'institution des Éphores doit être attribuée à Lycurgue. Il sera difficile d'arriver à une solution satisfaisante du problème; car la même ques

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