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force, il avait associées à son sort, étincelaient d'or et de pierres précieuses. La cour fut organisée avec une magnificence inouïe, et le roi de Sion ne se montrait plus qu'au milieu d'un cortége de dignitaires, de pages et de gardes, dont le luxe rappelait les monarchies théocratiques de l'Orient. Pour comble de bonheur, le prophète Tuscosurer fit ajouter à sa royauté le titre de chef de la religion, de ministre suprême du culte. Aussi, dès ce moment, son orgueil et sa tyrannie furent sans bornes. Le moindre murmure, la plus faible marque d'irrévérence, étaient punis de mort, et le roi de Sion se plaisait, de temps à autre, à trancher lui-même la tête des coupables (1). Les derniers vestiges de l'ordre social disparurent de Munster. Le communisme y avait enfin produit ses dernières conséquences : l'anarchie, l'esclavage et la promiscuité des sexes.

Mais ces saturnales devaient être de courte durée. Grâce aux secours fournis par les autres souverains, le princeévêque, François de Waldeck, avait pu réunir une armée et était venu mettre le blocus devant la ville rebelle. Chaque jour celle-ci était serrée de plus près, et bientôt les vivres commencèrent à manquer. Ce fut en vain que les assiégés se défendirent avec un courage digne d'une meilleure cause. Ce fut encore sans succès que Jean le Juste

(1) Il en agit ainsi à l'égard d'une de ses femmes. Cette malheureuse, lasse d'assister aux infamies qui souillaient la nouvelle Sion, rapporta au Roi la parure qu'il lui avait donnée, et le supplia, à genoux, de bien vouloir l'autoriser à sortir de Munster. Pour toute réponse, Jean la conduisit, le 12 juin 1535, sur la place publique et lui trancha la tête de ses propres mains en présence du peuple et de ses concubines. Celles-ci entonnèrent aussitôt l'hymne luthérien Gloire à Dieu au plus haut des Cieux et le Roi dansa avec sa cour autour du cadavre palpitant de sa victime !

(c'était le titre qu'avait pris le roi de Sion) envoya des émissaires dans les provinces voisines, notamment en Hollande, afin de soulever la populace et d'opérer ainsi une diversion favorable à son parti. Les peuples étaient désabusés; et les magistrats, éclairés par l'expérience, veillaient avec sollicitude. Dans la nuit du 25 juin 1535, les troupes épiscopales s'emparèrent enfin de la place. Le massacre fut horrible. Jean de Leyde, après avoir été torturé avec la barbarie qui caractérisait la législation criminelle de l'époque, fut décapité à l'endroit même où il se plaisait à placer son trône pour parler au peuple. Son cadavre, renfermé dans une cage de fer, fut placé au haut du clocher de la cathédrale de Munster. On y montrait encore ses ossements à la fin du siècle dernier (1).

(1) Depuis cet échec, les Anabaptistes ont songé, encore une fois, à reprendre un rôle politique dans la révolution d'Angleterre. Ils y ont ensuite renoncé, du moins en Europe. Leur secte, réduite à un petit nombre d'adeptes, compte encore des disciples en Hollande et en Angleterre. Ils y ont pris le nom de Memnonites.

On rencontre aux États-Unis une foule de sectes qui dérivent évidemment de l'anabaptisme. Tels sont les Taciturnes, les Parfaits, les Sabbattaires, les Claviculaires, les Réjouis, les Impeccables, les Frères libertins, les Mormons, etc. Les derniers méritent une attention spéciale. Retirés dans les solitudes de l'Ouest, ils sont en voie d'y rétablir le Royaume de Sion, avec tous les perfectionnements imaginés par Jean de Leyde. Les commissaires américains envoyés auprès de ces fanatiques, pour les soumettre aux lois générales de l'Union, ont récemment adressé au président Fillmore un rapport qui a vivement impressionné les esprits de leurs concitoyens. « A notre arrivée, disent les commissaires, nous trou» vâmes que la population presque entière se composait de gens appelés >> Mormons, soumis, quant à leurs actions, à leurs opinions, à leurs >> fortunes, et même à leur vie, à la puissance absolue et despotique » d'une Église qui usurpe tous les pouvoirs législatifs et judiciaires, qui 26

T. I.

>> organise et commande l'armée, qui dispose des terres publiques, qui >> bat monnaie et en ordonne la circulation à une valeur imaginaire, qui » sanctionne et justifie ouvertement la pratique de la polygamie, qui exige >> la dîme de ses membres et des taxes énormes de ceux qui ne lui ap>> partiennent pas, qui pénètre dans tous les degrés de la vie sociale et » y entretient une inquisition extraordinaire, qui enseigne et exige comme >> article de foi l'obéissance complète aux conciles de l'Église, et qui en >> fait un devoir antérieur et supérieur à tous ceux de la moralité et de la » société. A la tête de cette formidable organisation, appelée l'Église de » Jésus-Christ, des Saints des derniers jours et du but suprême, est Bri>> gham Young, le gouverneur, qui a la prétention de se faire appeler le >> prophète de Dieu, de faire passer sa parole pour des révélations directes » du ciel, et, par suite, exerçant un pouvoir absolu sur les gens crédules >> et ignorants. Ses opinions leur tiennent lieu d'opinions, et ses volontés de » volontés. Il n'a qu'à montrer ses sympathies ou son déplaisir, et il règle >> leurs sympathies et leurs déplaisirs. En un mot, il règne sans rival et >> sans opposition, et personne n'ose mettre son autorité en question. >> Dans une occasion, un personnage de l'Église, parlant en chaire et en >> présence de deux de nous qu'on avait osé inviter, enseignait à son >> auditoire que les lois des États-Unis étaient faites pour opprimer les >> pauvres, que les Mormons les régénéreraient par la théocratie, à moins » qu'il ne fût déjà trop tard et que ce gouvernement ne fût déjà condamné >> par Jéhovah ; que, d'ailleurs, plus tôt il irait en enfer, mieux cela > vaudrait. Pour expliquer leurs sentiments à l'égard des États-Unis, » un autre orateur, prêchant à la multitude, lui disait que les Mormons >> étaient proscrits aux États-Unis; que, quant à lui, il avait deux femmes ; >> que certains de ses frères en avaient plus; que Brigham Young en avait >> plus que tous les autres, et qu'aucun d'eux ne pouvait retourner aux >> États-Unis ; car en vertu des sales, mesquines et oppressives lois de ce » pays, ils y seraient emprisonnés pour cause de polygamie... Nous croyons >> enfin, dans cette communication officielle, devoir annoncer que la poly» gamie ou la pluralité des femmes est ouvertement pratiquée dans le ter>> ritoire, sous la sanction et conformément aux commandements de >> l'Église. Cette pratique est si générale que très-peu, si encore il en est, » des personnages importants de cette société ont moins de deux femmes...

» Les principaux dignitaires de l'Église, dont la multitude imite l'exemple, » ont chacun plusieurs femmes; quelques-uns en ont jusqu'à vingt ou >> trente, et Brigham Young, le gouverneur, en a encore plus. Quelques >> jours seulement avant notre départ, le gouverneur s'est montré par les >> rues de la ville dans un omnibus, accompagné de plusieurs de ses fem>> mes, dont les deux tiers au moins avaient des enfants dans leurs bras. Il » n'est pas rare de voir deux sœurs mariées au même homme, et nous >> pourrions citer un exemple au moins d'un dignitaire de l'Église qui >> compte parmi ses femmes la mère et les deux filles (V. Revue cathol., » 1851-52, p. 644 et 645). »

CHAPITRE VII.

LES UTOPISTES MODERNES.

§ 1. L'UTOPIE DE MORUS.

Les réformateurs et les cités imaginaires.-Plan de l'Utopie de Morus.-Critique de l'organisation sociale de l'Angleterre. — L'île d'Utopie.-Institutions politiques, mariage, éducation et culte religieux des Utopiens. —Appréciation de l'œuvre par les contemporains de l'auteur.- But du roman dans la pensée de Morus.

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Platon, s'érigeant en législateur d'une cité imaginaire, a trouvé des imitateurs dans le monde moderne. Il ne faut pas s'en étonner. Réformer la société, en prenant pour point de départ les faits sanctionnés par l'expérience des siècles; combattre la misère, à l'aide des éléments que fournit le monde réel; assurer le bonheur des masses, sans s'écarter des lois immuables tracées par la Providence : c'est s'imposer une tâche qui ne conduit pas à la popularité, c'est se charger d'un fardeau sous lequel les épaules les plus robustes doivent plier. Il est bien plus facile de tracer de vastes plans sur un globe idéal, délivré des ronces et des précipices que le réformateur rencontre à chaque pas dans le domaine de la réalité. Dans le monde de l'imagination, on ne connaît pas ces faits importuns, ces intérêts inconciliables, ces passions incommodes, ces obstacles invincibles qui font le désespoir du législateur dans le monde réel.

L'Utopie de Morus, dont chacun connaît le titre, mais

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