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tillages commis dans les sessions précédentes ou appréhension de voir succéder à M. Jules Ferry des hommes moins décidés, plus impopulaires? Est-ce véritable entente des affaires ou besoin de se laisser diriger? Quelle qu'en soit la cause, le fait est là.

Fait si imprévu, si surprenant que le gouvernement lui-même n'a pas su en tirer tout le profit possible. Le monde politique français était tellement habitué à vivre au jour le jour, les ministères à tomber victimes d'un vote de hasard, que la coutume s'était perdue de former des plans à longue échéance, de mesurer le travail parlementaire en vue de réaliser un programme déterminé dans un délai donné, de proportionner l'effort au but. A quoi bon, en effet, se préoccuper de demain, lorsque, aujourd'hui même, le moindre souffle d'air peut vous emporter? A chacun comme à chaque jour suffit sa peine. Et lorsque d'aventure l'on se retrouve dans le même lit où l'on était la veille, lorsque les jours se suivent sans qu'on en déménage, on est tout stupéfait un beau matin d'avoir oublié ceci et de n'avoir pas prévu cela... Mais aussi qui nous eût dit que nous y serions encore?...Tel a été, pendant de longs mois, le dernier mot de la politique française, et peut-être le souvenir des dernières années n'est-il point étranger aux quelques erreurs que l'on peut relever dans la conduite du cabinet Ferry.

Avec sa sûreté de coup d'œil, son sang-froid et son courage, M. Jules Ferry n'a point toujours utilisé toute la force que les circonstances ont mises entre ses mains. Il a beaucoup osé; mais il aurait osé plus encore que la Chambre l'aurait également suivi. La France a atteint un point capital dans son histoire.

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parlementaire: elle a jeté sa première gourme dans un usage capricieux des libertés qu'elle venait de conquérir; elle comprend à cette heure qu'avec la liberté comme avec l'autorité, il faut vouloir pour aboutir; elle sait que le grand, l'unique bienfait de la liberté est de permettre à la nation d'associer sa volonté à celle des hommes dirigeants; mais pour que l'association se réalise, intime et efficace, il faut que l'homme dirigeant fasse connaître ce qu'il veut ; qu'il veuille peu à la fois, mais que ce peu, il fasse tout pour l'accomplir; qu'il ne laisse point les Chambres s'égarer dans des discussions multiples et sans issue possible; qu'il règle, en un mot, tous les rouages de la machine politique.

On est vraiment étonné de voir la masse énorme de projets dont la discussion a été abordée par l'une ou l'autre Chambre durant l'année 1884; l'étonnement se transforme en effroi, si l'on songe à tous ceux qui, votés par l'une depuis deux ou trois ans, se sont arrêtés en route ou sont enfouis à jamais dans les cartons de l'autre. Et si l'on compare ensuite cette masse au petit nombre de lois effectivement promulguées, que penser d'un tel avortement de l'œuvre législative ? Que d'efforts en pure perte! Que de temps gaspillé! Que de questions posées sans avoir reçu l'ombre d'une solution, et, qui pis est, que d'espérances déçues dans le pays!

Cette situation ne saurait se prolonger sans compromettre l'avenir même des institutions parlementaires. Elle provient du manque d'organisation des partis au sein des Chambres. Les élections de 1885 ne manqueront pas de s'en ressentir si l'on n'y met promptement un terme. Le temps n'est plus aux

programmes retentissants, car les aspirations purement politiques du pays ont, dès à présent, reçu satisfaction; mais quelques lois d'affaires sagement choisies et que le gouvernement sera décidé à faire aboutir durant la prochaine législature fourniront aisément la meilleure, la plus solide des platesformes électorales. Encore importe-t-il que le cabinet révèle promptement ses intentions sur ce point. Le danger est aujourd'hui que la vie politique ne devienne passive de désordonnée qu'elle était naguères; au gouvernement incombe le soin de la rendre active, utilement active en prenant la direction des travaux législatifs, avec plus de fermeté dans les desseins, avec une résolution plus constante d'élaguer toutes les propositions oiseuses, toutes celles qui, insuffisamment préparées, vont au-devant d'un échec certain.

Cette tâche n'est point au-dessus des forces de M. Jules Ferry: dans une heure de crise, au mois de juillet 1884, il a eu l'heureuse idée d'inaugurer, sous la troisième République,'un genre de consultations extraparlementaires qui sont depuis longtemps la règle commune en Angleterre, en Hongrie, partout où règne la liberté. Il y a là un moyen précieux d'assurer l'entente entre le ministère et sa majorité, d'éviter à l'un et à l'autre les surprises qui sont le poison mortel de toute politique. Rien n'empêche d'en généraliser l'application, d'y recourir pour arrêter le programme des prochaines élections, d'y recourir encore et surtout avant de saisir officiellement les Chambres d'un projet de loi de quelque importance.

Nous venons parler de surprises. Et vraiment, si

nous reportons nos yeux de la majorité vers l'opposition, il semble que celle-ci n'ait d'autre désir, d'autre ambition que de créer des surprises. Nous ne nous attarderons point à énumérer ici les procédés trop souvent odieux que radicaux ou monarchistes emploient dans leur guerre 'contre le ministère : les exemples en sont, hélas! nombreux dans ce volume. Mais il est une chose inexplicable dans l'attitude des uns et des autres. Renverser un cabinet, c'est fort bien; encore faut-il être en état de prendre sa place. Or, s'il est un fait curieux dans notre histoire parlementaire depuis 1876, c'est qu'aucun cabinet n'a pu être pris dans la majorité qui venait de renverser le précédent. Pourquoi ? Parce que cette majorité était hétérogène, éphémère, et qu'elle ne présentait jamais assez de solidité pour donner naissance et durée à un gouvernement. Dès lors, que sert-il de livrer des batailles en cherchant à distraire pour un jour ou un instant de l'armée ministérielle quelques tirailleurs dispersés sur ses flancs? La tribune n'est point faite pour ces sortes de jeux; elle est destinée à permettre à la minorité de prendre position dans la discussion, non point en vue d'enlever un vote, mais pour saisir l'opinion publique des fautes du ministère et établir en quelque sorte un compte qui sera réglé aux élections générales. En faire un autre usage, s'en servir comme d'un tremplin pour mieux sauter sur les gouvernants et les écraser d'un poids factice, c'est la prostituer, c'est vouer à l'impuissance et au discrédit les libertés parlementaires.

Peut être l'opposition finira-t-elle par comprendre son rôle, et par former en face d'une majorité com

pacte un parti sérieux, attentif à relever les erreurs commises, soucieux de les signaler au pays, et trouvant dans la solidité de ses critiques l'autorité morale qu'elle cherche en vain dans des manœuvres puériles. Rien d'aussi facile à réaliser pour elle, si seulement elle consent à limiter sa discussion au programme quelconque adopté par le gouvernement. [l est aisé de prévoir dans quel sens s'exercera l'activité législative en ces prochaines années: la prédominance appartiendra sans contredit aux questions économiques et sociales. Un double courant s'est en effet dessiné en 1884: devenue protectionniste, sous l'influence d'une crise agricole et commerciale à laquelle la France n'a pas plus échappé que les autres États européens et qui a ravivé les préoccupations au sujet des rapports entre le capital et le travail, l'opinion s'est en outre prononcée pour une politique financière plus prudente et moins prodigue. C'est là un admirable champ d'études, de discussions et de réformes, où l'opposition comme le gouvernement trouveront aisément matière à assurer les travaux de la quatrième législature. Pour cela pas n'est besoin de part ni d'autre de poser à la fois tous les problèmes, de faire assaut de promesses stériles et décevantes, mais de concentrer tous ses efforts sur les questions les plus urgentes.

Mieux encore que la politique intérieure, la politique étrangère fournit d'utiles enseignements, quant aux relations des partis. Quelles qu'aient été les erreurs d'appréciation ou les fautes commises par le gouvernement, un fait est indéniable: la Chine a pu utilement fonder sa conduite sur la précarité du ministère, sur les tentatives répétées

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