Page images
PDF
EPUB

Mais il savait racheter un premier mouvement d'impatience et d'humeur par quelque attention délicate qui décelait le regret ou la crainte d'avoir affligé....... La bonté de son cœur faisait ainsi oublier des formes un peu dures, et on l'aimait d'autant plus qu'on avait mieux compris les inégalités de son caractère.

Une circonstance qui pourrait sembler futile, mais que je me plais à rappeler comme un heureux souvenir, contribua à me placer favorablement dans son opinion et dans son estime.

J'étais chargé de la tenue des livres de sa maison de banque; me trouvant un dimanche à mon bureau, ce qui n'était pas obligatoire, M. Casimir Périer vint auprès de moi, et, profitant des loisirs que lui laissait un jour férié, il voulut s'éclairer sur la situation de la plupart de ses correspondans envers sa maison.

Voici à peu près notre conversation :

-Monsieur Gisquet, dit-il, où en sommes-nous avec M. A.....?-Réponse: Il nous doit 35,000 fr., dont 15,000 exigibles le 28 du courant, 10,000 le 29, et 10,000 au 16 du mois prochain. - Et M. B....., quelle est la position de son compte? - Il a fait usage de la totalité de son crédit; il nous doit 150,000 francs, dont 50,000 échoiront le 10 novembre, 50,000 le 25 du même mois, et 50,000 le 20 décembre. - Et M. C.....? Son

débit s'élève à 90,00 francs; mais il nous a expédié telle marchandise pour telle valeur, ce qui réduit notre découvert à 58,000; les 90,000 se composent de nos acceptations divisées ainsi : 24,000 fr. au 5 novembre, 16,000 au 18, 20,000 au 14 décembre, 15,000 au 23, et 15,000 au 5 janvier.

Sans pousser plus loin les exemples, je dirai que Casimir Périer passa en revue, de la même manière, une cinquantaine de comptes courans, et que, sur chacun d'eux, mes réponse furent immédiates, exactes et complètes. Il n'y aurait rien que de fort ordinaire dans ce fait, si je n'ajoutais pas que je parlais de mémoire, sans le secours des livres. Tous ces comptes étaient classés dans ma tête aussi bien que les dates, et je pouvais fournir toute espèce de renseignemens, sans faire aucune recherche, sur une comptabilité résumée dans un grand livre de 7 à 800 pages.

Je n'appuierais pas sur cette circonstance, si elle était de nature à flatter la vanité; mais il s'agissait seulement d'un effort de mémoire qui prouvait tout au plus une sérieuse application à mon travail.

Cependant Casimir Périer contesta l'exactitude de quelques-unes de mes réponses, et plus je persistais dans mes affirmations, plus son impatience le disposait à l'emportement. Trop enclin moimême à m'échauffer par la contradiction, j'élevai la voix au diapason de la sienne, sans tenir compte

de la différence de nos positions, m'exposant ainsi aux inconvéniens qui pouvaient en résulter, plutôt que de fléchir sur un point où j'étais certain d'avoir raison. Je ne tardai pas, au surplus, à lui démontrer qu'il se trompait, en mettant sous ses yeux des preuves irrécusables. Cette espèce de scène, au lieu de laisser des traces fàcheuses dans son esprit, le rendit, au contraire, plus affectueux dans ses rapports avec moi, et depuis cette époque (1811) sa bienveillance et plus tard son amitié ne se sont jamais démenties.

Jusqu'à la fin de 1817, je continuai à remplir dans la maison Périer frères les devoirs d'un employé dont le zèle et le dévouement étaient sans cesse récompensés par des égards et des témoignages d'affection. Mais, parvenu à ma vingt-cinquième année, je songeai à me faire une position dans le commerce, en utilisant, pour mon compte et dans la vue du bien-être de ma famille, l'expérience que j'avais acquise; j'y étais d'ailleurs encouragé par les conseils de mes amis, qui offraient de mettre à ma disposition les capitaux nécessaires à la création d'un établissement.

C'est dans cette pensée que je me déterminai à quitter la maison Périer, pour former au Havre une société de commerce avec mon ami Théodore Brunet. Nous avions pressenti dès lors, ainsi que d'autres négocians, la prospérité que le retour de la

paix devait assurer à ce port de mer. J'allai donc me fixer au Havre le 1er avril 1818; mais, dès le 31 décembre de la même année, je reçus de Casimir Périer l'invitation pressante de me rendre auprès de lui; une crise fàcheuse venait d'éclater, et jetait dans le commerce l'inquiétude et la perturbation. La maison Périer, qui avait de grands intérêts engagés avec plusieurs maisons de Londres dont la position se trouvait compromise, craignait d'en ressentir trop fortement le contre-coup.

Je revins sur-le-champ à Paris; peu de jours suffirent pour rendre à MM. Périer la confiance que leur situation devait leur inspirer. J'eus le bonheur de concourir à ce résultat, et, sur le point de retourner au Havre, je fus retenu par leurs instances et par la proposition qu'ils me firent de m'associer à leurs affaires, tout en me laissant les avantages de ma maison du Havre.

Aux termes de l'acte social alors passé entre MM. Scipion Périer, Casimir Périer et moi, je devins, à partir du 1er janvier 1819, l'associé-gérant de leur maison de banque, ayant comme eux la signature sociale, sous la raison Périer frères et compagnie, et absolument les mêmes droits pour la gestion de nos affaires communes.

Au mois d'avril 1824, la mort de Scipion Périer laissa peser à peu près sur moi seul la direction de nos entreprises. On sait qu'alors les travaux légis

latifs et les luttes persévérantes que soutenait déjà Casimir Périer dans l'intérêt des libertés publiques ne lui permettaient guère de donner des soins journaliers à ses opérations commerciales.

La durée de notre société était de six années; conséquemment elle expirait le 1er janvier 1825. A cette époque, l'association ayant été constamment heureuse, j'avais acquis une fortune qui s'élevait à 500,000 francs. Il paraissait naturel que je voulusse continuer ces rapports sociaux; mais mon intention de créer une maison de banque en mon nom s'accrut par le désir qu'avait mon ami M. Joseph Périer, le digne frère de Casimir, d'entrer comme associé-gérant dans la maison dont il est encore aujourd'hui le chef principal. Ma retraite ne pouvait que favoriser l'exécution d'un arrangement convenable sous tous les rapports, et, malgré les instances amicales de Casimir Périer, la dissolution de notre société eut lieu. Il serait surabondant d'ajouter que nous nous séparâmes dans les termes de la meilleure intelligence; il suffit de dire qu'en fondant un établissement de banque et de commerce à Paris, sous la raison Gisquet et compagnie, je fus commandité de 500,000 francs par M. Casimir Périer et par M. Foncier; ainsi, dans le fait, notre association n'éprouva qu'une interruption momentanée.

Au moyen de cette commandite, ma nouvelle

« PreviousContinue »