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les accueillirent avec transport, il n'en fut pas ainsi de l'immense majorité de la nation.

Les hommes éclairés, les esprits généreux, amis du progrès, les véritables patriotes enfin, éprouvèrent ce sentiment pénible si bien exprimé par le courageux Manuel quand il a dit que la France avait vu le retour des Bourbons avec répugnance.

Ce n'était pas seulement l'orgueil national blessé dans ses plus beaux souvenirs, le mépris du drapeau de la république et de l'empire, témoin des mémorables faits d'armes de deux générations, la présence de ces bataillons tant de fois vaincus par nous, et foulant en maîtres le sol de la patrie; nos frontières mutilées, l'avilissement de notre grandeur, l'humiliation substituée à la gloire; ce n'était pas seulement, dis-je, ce tableau de nos misères qui blessait au cœur les hommes sincèrement dévoués aux intérêts du pays.

Il était facile de prévoir que le retour aux anciennes idées serait la conséquence du rétablissement des Bourbons. Ainsi, la conquête des libertés publiques, utile et glorieux résultat de la révolution, cette conquête, plus précieuse encore que celles payées du sang français sur quarante champs de bataille, se trouvait en péril. Nos institutions civiles et politiques, appropriées aux besoins de l'époque et consacrées par trente années d'expérience, pouvaient se corrompre par la restauration d'une fa

mille dans laquelle se personnifiaient tous les principes et tous les abus de l'ancien régime.

Une sorte d'instinct national faisait pressentir qu'il faudrait recommencer les luttes séculaires que le pays avait soutenues, d'abord pour défendre, ensuite pour reconquérir les droits, les franchises dont il s'était vu dépouiller. Ce pressentiment, cette crainte, devaient surtout éveiller la sollicitude de ceux qui ont profité des enseignemens de l'histoire. Pouvaient-ils oublier que les princes de l'ancienne monarchie avaient toujours montré une tendance à briser tout ce qui faisait obstacle à l'exercice illimité de leur pouvoir, et que les institutions favorables à la liberté des peuples ne s'obtiennent que lentement?

Combien de siècles écoulés, que de souffrances subies par nos pères, depuis l'affranchissement des communes jusqu'à l'abolition des gabelles et de la torture!

Dans cette longue période d'oppression et de servitude, qui s'étend de Louis le Gros jusqu'à Louis XVI, malgré les germes de civilisation qui remontent au temps des croisades, malgré le développement fécond de l'intelligence humaine, dû à la découverte de l'imprimerie, la France voit dans ses annales le supplice des templiers, les exterminations de la jacquerie, la guerre des Albigeois, la Saint-Barthélemy, les massacres des Cévennes, les dragonnades... sanglans trophées du despotisme

et de la superstition, qui sont autant de témoignages de la lutte acharnée soutenue par ceux qui souffraient contre ceux qui profitaient des abus.

Mais, dans ces débats perpétuels entre les besoins de la nation et le privilége, entre l'aristocratie et les élémens de liberté invoqués au nom des classes inférieures, il y eut de fàcheuses alternatives; les mauvais rois se hâtaient de détruire tout ce qui leur semblait un affaiblissement de leur puissance, et, trop souvent, les ministres de la religion encourageaient ces usurpations pour maintenir le peuple dans un état d'ignorance profitable aux erreurs et aux préjugés exploités par le fanatisme.

Les effets de cette tendance prouvent assez combien elle était active et persévérante; ils démontrent évidemment quels puissans obstacles le trône et les priviléges groupés à sa base opposaient à l'accès des lumières et aux efforts des classes dont elles auraient amélioré la position. C'est ainsi qu'au lieu de s'accroitre progressivement, la somme des libertés dévolues à la nation a été de plus en plus restreinte, et s'est trouvée anéantie lorsque la royauté, résumant en elle toute la puissance publique, a pu dire comme Louis XIV: L'État, c'est

moi.

Mais si les formes d'un gouvernement imposent à la nation une sorte d'ilotisme, son bien-être peut surgir de ses souffrances matérielles; la gestation

des idées en prépare l'avenir; elles attendent leur maturité pour éclore, et l'opportunité du temps pour se manifester.

Ainsi, tandis que les fastueuses prodigalités du révocateur de l'édit de Nantes ruinaient le pays; tandis que les spirituelles orgies de la régence, les immorales profusions de l'amant couronné des Pompadour et des Dubarry épuisaient la fortune publique, déconsidéraient la majesté royale, un mouvement intellectuel immense s'opérait.

D'une part, les idées avaient acquis cette vigueur nécessaire pour franchir l'espace qui sépare la pratique de la théorie; de l'autre, les leçons de la philosophie, au dix-huitième siècle, s'étaient non seulement infiltrées dans les rangs secondaires, mais, pénétrant la couche endurcie des préjugés, elles avaient ébranlé de vieilles convictions, et fait des prosélytes même parmi les hommes intéressés à la proscrire.

Il ne fallait plus, pour leur donner l'essor, pour qu'elles pussent se traduire en faits, qu'une cause déterminante. L'avénement au trône d'un roi vertueux, mais trop faible dans ces grandes circonstances, fut l'instant marqué pour l'irruption qui devait tout briser pour tout reconstruire.

Qu'on mette en présence l'état des choses à cette époque et les besoins impérieux qui se faisaient gé

néralement sentir; on comprendra toute l'imminence de la révolution de 89.

Avant cette rénovation sociale, la population était divisée en trois classes: la noblesse, le clergé, et le peuple, autrement dit le tiers-état.

Le pouvoir civil, judiciaire et militaire, était exercé par des privilégiés qui avaient acquis à prix d'argent ou qui possédaient par voie d'hérédité le droit d'exploiter leurs charges à leur profit personnel, bien plus que dans l'intérêt des populations. Ce n'était pas, comme aujourd'hui, des fonctionnaires salariés, révocables et responsables de leurs actes.

La vénalité des charges les assimilait à des propriétés; et, quelque mauvais usage qu'on en pût faire, l'autorité supérieure demeurait impuissante pour la répression, comme ceux qui en étaient victimes se trouvaient sans recours légal.

Dans un tel état de choses, les abus étaient d'autant plus crians, d'autant plus nombreux, que le pays ne possédait pas encore des institutions uniformes applicables à toutes les localités et à toutes les classes d'individus.

Chaque province avait ses lois, sa juridiction, ses coutumes, ses usages particuliers; d'où il résultait une espèce de chaos qui aidait puissamment à l'arbitraire. La complication s'augmentait par la diversité des mœurs, par les stipulations d'anciennes

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