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cette vertu et Petion, au dire de Robespierre, la faisait placarder lui-même.

Quoique Robespierre ne l'aimât point, et que son témoignage doive être pesé pour cette raison, on est forcé de reconnaître qu'il l'a connu mieux que personne, et qu'il l'a peint d'après nature. C'était bien, comme il dit, «< un visage épanoui par un rire éternel1; » c'était l'homme du monde « dont le sang circule le plus doucement, dont le cœur est le moins agité par le spectacle des perfidies humaines, dont la philosophie supporte le plus patiemment la misère d'autrui. >>

Petion se défendait d'une façon fort grotesque de cette bonhomie ridicule, et il disait, comme l'eussent fait Necker, Bailly ou Roland, dans son Compte rendu à la commune de Paris : « Jamais homme en place ne pensa et n'agit par lui-même autant que moi. » A quoi Robespierre répondait, au sujet de la formation du premier ministère girondin :

<<< Vous vous calomniez vous-même, quand vous prétendez que vous n'êtes mené par personne. Peutêtre même êtes-vous persuadé de bonne foi; mais il n'en est rien, je vous jure. Le sait-on quand on est mené? Voyez encore ce qui se passe sur nos théâtres. Lorsqu'une adroite soubrette, ou un valet intrigant, conduit un Géronte ou un Orgon comme par la li

1 Robespierre, Lettres à ses commettants, n. 7, p. 316. * Ibid., p. 326.

sière, ne voyez-vous pas avec quel art les fripons s'extasient sur la rare sagesse et sur l'incroyable fermeté du bonhomme, et comme celui-ci s'écrie, dans les éclats de sa joie bruyante : Oh! je sais bien qu'on ne me mène pas, moi; et s'il y a une forte tête en France, je vous garantis que c'est celle-ci!

<< Par exemple, au mois de mars dernier, quand les ministres furent renouvelés, je vous ai vu dans la ferme croyance que c'était vous qui les aviez choisis. Comme je vous demandais si cette demande de la cour ne vous était pas suspecte, vous me répondites, avec un air de contentement très-remarquable : <«< Oh! si vous saviez ce que je sais! si vous saviez qui les a désignés! » Je vous devinai, et je vous dis, en riant de votre bonne foi: « C'est vous, peutêtre?» Et alors, vous frottant les mains : « Hem! hem!» me répondites-vous. Je vais vous dire comment vous vous étiez persuadé à vous-même que vous aviez créé les ministres.

<«< Quand Brissot et quelques patriotes de même trempe, de concert avec Narbonne, du consentement. de Lafayette, et par l'entremise de quelques femmes, telles que la baronne de Staël, la marquise de Condorcet, eurent tout arrangé, et que les clauses de la transaction furent arrêtées, Brissot vint vous dire : « Qui nommerons-nous ministres? Roland? Clavière? ils sont bons; les voulez-vous?»-« —« Parbleu, oui... Roland, Clavière... Oh! mais savez-vous que

ça serait délicieux, qu'on les nomme ! » Et vous avez cru que le ministère était votre ouvrage '. »

Tel fut en effet Petion; plastron des projets d'autrui, tant qu'il vécut; commençant par obéir à Lafayette, finissant par obéir à Maillard; trouvant, dans son inépuisable faiblesse, des raisons pour justifier tout ce qu'il n'osait empêcher; et prenant à la fin son parti de tout, même du crime.

Petion n'avait pas voulu la révolution du 10 août, et il s'en arrangea; Petion avait eu horreur des massacres de septembre, et il fit, du vin de sa table, verser à boire aux massacreurs *.

Nous avons en ce moment sous les yeux un curieux et singulier document, où Petion a pris soin de tracer de sa propre main son caractère politique. C'est une lettre anonyme, adressée à Petion, au mois d'avril 1792, à l'occasion de la fête décernée aux Suisses du régiment de Châteauvieux, retirés des galères par un décret de l'Assemblée législative. L'opinion publique s'inquiétait profondément de cette fête..

1 Robespierre, Lettres à ses commettants, n. 7, p. 331, 332, 333. 2 Ce fait horrible, dont il y a cent preuves, est raconté ainsi par Duhem, témoin oculaire :

<< Le 5 septembre 1792, j'étais à dîner chez Petion; Brissot, Gensonné et plusieurs autres députés s'y trouvèrent aussi. Vers la fin du diner, les deux battants s'ouvrirent, et je fus étonné de voir entrer quinze coupe-têtes, les mains dégouttantes de sang.

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<< Ils venaient demander les ordres du maire, sur quatre-vingts prisonniers qui restaient encore à la Force; Petion les fit boire, et les congédia en leur disant de faire tout pour le mieux. » (Bulletin du Tribunal révolutionnaire, 2e partie, n. 61. Déposition de Duhem.)

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C'était d'abord un outrage inique à la justice, dont les légitimes arrêts étaient foulés aux pieds; c'était ensuite un encouragement public et solennel à la révolte. Qui voudrait désormais défendre l'ordre, après de telles ovations décernées, par le corps législatif lui-même, à ceux qui avaient ensanglanté les rues de nos villes?

Sous la pression de ces sentiments, qui étaient ceux de la société calme et honnête, un ami de Petion lui écrivit le billet que voici :

<< Péthion1, es-tu las d'être vertueux?... Songe aux devoirs que ton caractère t'impose; songe aux conséquences terribles de la fête qu'on projette ; songe aux sollicitudes des vrais amis de la patrie..... et déshonore-toi, si tu l'oses.

« Ton meilleur ami, tant que tu seras digne de l'être. »

Après avoir médité sur ce billet, Petion prit la plume et il écrivit de sa main, au haut du papier, les lignes suivantes, qui sont la fidèle peinture de cet esprit vain et irrésolu :

« A serrer, avec cette observation qu'il est inique et décourageant que l'on m'impute, à l'occasion de la fête de la liberté, ce qui n'est que la volonté

1 Après avoir lu ce billet, Petion a barré de deux traits de plume l'h et l'accent aigu, ce qui fixe l'orthographe et la prononciation de son nom. Le nom de Petion est, dans son origine, une variété et un équivalent des noms de Petit et de Petitot.

déréglée d'un parti méchant, ce que je n'ai pas le droit de défendre, ce qui attirerait des dangers plus évidents, si cela était défendu à des citoyens libres d'assister ou de n'assister pas à cette fête prochaine, où le peuple sera paisiblement et sans armes1. >>

Tout Petion est là. D'abord, il voit le mal; ensuite il l'excuse; enfin, il le nie. Il avoue que la fête est la manœuvre d'un parti méchant; il trouve inique et décourageant qu'on la lui impute; mais il faudrait braver la multitude pour l'empêcher, et il ne se sent pas ce courage. Alors, et pour faire la paix avec lui-même, il se dit qu'il n'a pas le droit d'interdire cette fête, et c'est en faveur de la paix publique qu'il s'accommode d'un désordre hideux.

C'est ainsi que, le 23 juillet 1789, Bailly et Lafayette, ces Petions de la Constituante, après avoir essayé d'empêcher l'assassinat de Berthier, détournèrent la vue pour ne pas voir le cœur saignant de la victime qu'on leur apportait : « Un dragon est entré, dit Bailly lui-même, portant un morceau de chair ensanglanté, et a dit : Voilà le cœur de Berthier. Nous avons détourné la vue. Ensuite la nouvelle nous est venue qu'on apportait sa tête. Nous avons envoyé dire qu'on n'entrât pas, parce que l'Assemblée était occupée d'une délibération. Alors,

Bibliothèque impériale, Manuscrits, supplement français, 3274.

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