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<< Le pain vaut huit francs la livre, les haricots six francs (1). << Nous ne sommes plus dans le cas de pouvoir y suffire. Je voudrais bien que vous puissiez nous envoyer un peu de farine, parce que j'ai appris que ma tante Delorme vient à Paris. Je souhaiterais que ma tante soit dans le cas de pouvoir y aller. Je vous assure que nous irions. Mais ses moyens ne le lui permettent pas. Elle ne peut plus faire un pas, car elle est en enfance. Elle demande toujours du pain; mais nous ne pouvons pas en avoir, au prix que je vous marque. Elle ne pourra jamais se soutenir longtemps. Je vois qu'à la suite on sera obligé de vendre tout ce que l'on a dans sa chambre. Ce me sera bien de la peine, je vous avoue.

« Une femme aussi infirme qu'elle, la voir, à la fin de ses jours, mourir de faim! cela me donne bien du chagrin.

Tous ces détails affreux, qu'une main tremblante et pieuse a consignés, faute d'autre papier, à la suite d'un recueil manuscrit de chansons atroces ou impies, y sont comme l'épilogue et la moralité du régime révolutionnaire.

C'est à une pièce de vers de ce même recueil, intitulée : Satire sur le temps présent, occupant les pages 55, 56 et 57, que nous empruntons les détails suivants sur la viande et sur la chandelle :

Plus cher qu'au maximum, si l'on veut de la viande,
On en trouve partout autant qu'on en demande (2);
Mais au prix de la loi, faut attendre son tour,

Et pour en avoir peu, passer un tiers du jour.

(1) Il faut entendre ces prix de ceux qui n'étaient pas obligatoires pour les marchands. Ainsi, les boulangers de Paris étaient obligés de délivrer, à raison de trois sous la livre, la ration officielle, portée sur les bous des sections; mais, en dehors de cette ration, sur laquelle le gouvernement payait le supplément entre le prix artificiel de trois sous et le prix véritable, les particuliers payaient les denrées selon leur valeur vénale.

(2) Ceci est un peu exagéré par la haine du poëte contre les riches; car nous avons déjà raconté comment le comité de salut public, sur les instances du

Pour dix jours, une livre on donne à chaque bouche.
Pour moi, dans tout ceci, j'aperçois bien du louche.
Le riche met chez lui chaque jour pot au feu;

Et le pauvre est toujours celui qui perd au jeu.

On peut bien à tâtons caresser une belle;

Mais comment la nourrir, en hiver, sans chandelle?

Pour en avoir un peu, l'on exige des bons;

Plus les jours viennent courts, et plus nos maux sont longs.

Que font-ils de leur suif, que font-ils de leurs moules?
Faut-il aller coucher, l'hiver, avec les poules?

L'ouvrier a des bras qu'il voudrait employer:

Mais quand on n'y voit goutte, on ne peut travailler!

Il a fallu, comme on voit, un goût étrange du merveilleux, pour aller placer, en un tel temps et en de telles circonstances, au fond d'une prison, à minuit, un banquet improvisé de vingt et un couverts, avec des vins chers, des fleurs rares et des bougies nombreuses!

XXII

Bien que placés en évidence sur un grand théâtre, et, comme dit le poëte, bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles, les Girondins moururent avec une médiocre fermeté. Beaucoup de prisonniers inconnus, ou qui n'étaient pas, comme eux, en spectacle, montrèrent plus de calme, plus de liberté d'esprit ou plus de dignité.

Un ancien grenadier au régiment d'Artois, nommé Gonnay, écroué à la Conciergerie comme prévenu d'émigration, se montra un modèle rare d'insouciance et de gaieté. Le jour où on lui remit son acte d'accusation, il le roula froidement dans

boucher Legendre, proposa le 21 janvier 1794 d'établir un carême civique, pour ne pas détruire la race des brebis et des bœufs. Moniteur du 23 jan

vier 1794.

Cette idée appartenait d'ailleurs aux Girondins, car Vergniaud avait proposé, le 17 avril 1793, d'établir un carême civique sur les veaux. · Moniteur du 20 avril 1793.

ses mains, et en alluma sa pipe. Le lendemain, assis sur les redoutables gradins du tribunal révolutionnaire, il convint volontiers de tout ce dont il plut à l'accusateur public de le charger; et comme son avocat faisait observer qu'il n'avait pas sa tête à lui, Gonnay lui répondit : « Jamais ma tête n'a été plus à moi que dans ce moment, quoique je sois à la veille de la perdre. Défenseur officieux (1), je te défends de me défendre; et qu'on me mène à la guillotine (2). »

Le général Biron, ce brillant et romanesque duc de Lauzun de la cour de Versailles, le vieux Bailly et l'évêque constitutionnel de Lyon, Lamourette, montrèrent également la plus grande fermeté.

Biron, descendant du tribunal, et conduit au greffe pour subir la toilette, salua les prisonniers avec la dignité la plus chevaleresque, et leur dit : « Ma foi, mes amis, c'est fini; je m'en vais. »

Bailly, remis à une autre séance pour son jugement, arriva au secrétariat au milieu de ses compagnons inquiets et silencieux, et leur dit, en se frottant les mains : « Petit bonhomme vit encore. »

Lamourette, condamné, consolait ses amis de la Conciergerie. « Qu'est-ce donc que la mort? leur disait-il. Un accident, auquel il faut se préparer. Qu'est-ce que la guillotine? Une chiquenaude sur le cou (3). »

Ce courage des prisonniers voués à la mort allait souvent jusqu'à la provocation et à la raillerie.

On forçait les prisonniers, non-seulement à payer leur nourriture et leur logement, mais encore leur garde. Cette

(1) C'est le nom que portaient les ci-devant avocats, chargés de défendre les accusés devant le tribunal révolutionnaire. Ils étaient généralement fort aristocrates, et se montraient, s'il faut en croire la commune de Paris, fort intéressés. La commission des certificats de civisme leur fit subir une épuration, le 15 avril 1794.- Moniteur du 19 germinal 1794.

(2) Mercier, Almanach des prisons, p. 63 et 64. (3) Ibid., p. 66 et 67.

garde s'exerçait, la nuit, au moyen de chiens énormes, lâchés dans les cours et dans les préaux. Les prisonniers de la Bourbe avaient payé leur chien deux cents francs (1).

Le chien le plus redoutable de la Conciergerie se nommait Ravage; il gardait la grande cour. Des prisonniers, qui avaient fait un trou pour s'évader, n'étaient arrêtés que par la vigilance et par la férocité de Ravage. Ils le domptèrent néanmoins, et non contents de s'enfuir, ils voulurent encore se moquer des gcôliers. « Le lendemain, dit Mercier, on s'aperçut qu'on avait attaché à la queue de Ravage un assignat de cent sous, avec un petit billet où étaient écrits ces mots : On peut corrompre Ravage avec un assignat de cent sous, et un paquet de pieds de mouton. » Ravage, promenant et publiant ainsi son infamie, fut un peu décontenancé par les attroupements qui se formèrent autour de lui, et les éclats de rire qui partirent de tous côtés (2).

Un prisonnier, qui attendait son jugement, s'était fait une chanson pour son usage personnel, et il la fredonnait constamment. Il lui avait donné ces deux vers pour refrain :

Quand ils m'auront guillotiné,
Je n'aurai plus besoin de nez (3).

A la prison de Sainte-Pélagie, un épicier, nommé Cortey, emprisonné avec M. de Sombreuil, M. de Laval-Montmorency et le marquis de Pons, faisait des signes, à travers les barreaux de son corridor, à madame de Choiseul-Stainville, princesse de Monaco, et lui envoyait des baisers. Le marquis de Pons lui dit avec le plus grand sérieux : « Il faut que vous soyez bien mal élevé, monsieur Cortey, pour vous familiariser ainsi avec

(1) « Tout s'achetait et se faisait aux dépens des riches. On leur fit même acheter un chien pour les garder, qu'ils payèrent deux cents livres. » Tableau des prisons, p. 68.

(2) Mercier, Almanach des prisons, p. 37.

(3) Ibid., p. 43.

une personne de ce rang-là. Il n'est pas étonnant qu'on veuille vous guillotiner avec nous, puisque vous nous traitez en égal (1). "

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Courage de la princesse de Monaco. Ses deux lettres à Fouquier-Tinville. Dévouement héroïque de madame de Lavergne et de mademoiselle Costard. --Vers et chansons qui se font dans les prisons. Vers de Ducournau. — Vers de Roucher. Danton passant le Phlégéthon. Ducos est le seul Girondin qui manque de gaieté. - Désespoir de Fonfrède. l'aventure de Bailleul. Suicide de Pétion, de Valaze. — Hymne de mort et peur de Louvet.

XXIII

Pot-pourri de Ducos sur Buzot, de Barbaroux, de

Cette princesse de Monaco mourut avec une incomparable dignité. Elle avait vingt-cinq ans. Condamnée le 7 thermidor, deux jours avant la chute de Robespierre, dans une journée de cinquante-deux victimes, avec le lieutenant général de Clermont-Tonnerre, la veuve du maréchal d'Armentières, la princesse de Chimay, madame de Narbonne-Pelet, âgée de soixante et onze ans, mademoiselle Leroy, âgée de vingt et un ans, actrice de Feydeau, des prêtres, des moines, des ermites, des aubergistes, des épiciers, des femmes de chambre, elle se déclara enceinte, et fut ramenée à la Conciergerie.

Rentrée dans sa chambre, elle coupa elle-même ses cheveux, et écrivit le billet suivant à l'accusateur public:

« Je serais obligée au citoyen Fouquet (2) de Tinville, s'il voulait bien venir un instant ici, pour m'accorder un moment

(1) Mercier, Almanach des prisons, p. 169.

(2) Quoique ce fût là une façon vicieuse d'écrire le nom de Fouquier-Tinville, on le trouve ainsi orthographié dans des publications contemporaines, notamment dans le Glaive vengeur de la république, an ш, p. 16.

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