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le besoin d'être n'importe quoi, à n'importe quel prix, le jetèrent à Londres, au commencement de 1785. Il y resta vingtdeux mois, et il porta toute sa vie le poids de ce séjour.

D'abord, il mit très-directement la main à une fabrique d'immondes libelles, dirigés contre la cour de France, surtout contre la reine, et exploités assez fructueusement par deux misérables, nommés Mac-Mahon et Pelleport (1). Cette participation eut pour suite deux mois de Bastille, infligés à Brissot à son retour en France, le 12 juillet 1784 (2).

Ensuite, et sous le prétexte de fonder à Londres un de ces Lycées fort à la mode à Paris, Brissot emprunta, le 16 septembre 1783, d'un nommé Desforges, une somme de quinze mille francs, que ses besoins personnels absorbèrent promptement. Les circonstances de cet emprunt, considérées au point de vue de la loi commerciale, laissaient fort à reprendre (3); néanmoins, en les examinant au fond, et dans les intentions de Brissot, il y eut évidemment étourderie coupable, absence de stricte délicatesse, mais non pas vol.

Cependant, cette malheureuse affaire du Lycée, habilement exploitée par des ennemis littéraires et par des adversaires politiques, pesa éternellement sur la probité de Brissot. Camille Desmoulins donna cours dans le public de cette époque au verbe brissoter; et le grave Robespierre lui-même, si sobre d'injures dans ses polémiques, ne craignit pas de ramasser ce mot dans les rues : « Pour votre pauvre Brissot, dit-il à Petion, puisque vous voulez y revenir, de ce que son nom est devenu la racine d'une nouvelle conjugaison, s'ensuit-il que le public le regarde comme un chef de parti (4) ?

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(1) Voir dans la Réplique de Charles Théveneau de Morande, pièces justificatives, p. 104.

(2) Réponse de Jacques-Pierre Brissot à tous les libellistes, p. 19.

(3) Il faut lire ces détails, avec les pièces à l'appui, dans la Réplique de Charles Théveneau de Morande, p. 52 et suivantes.

(4) Robespierre, Lettres à ses commeltants, no 7, p. 329.

Le malheur de Brissot, ce fut de n'avoir jamais su être franchement, ni un homme de lettres, ni un homme politique, et d'avoir toujours abaissé le journalisme et le gouvernement aux pratiques de ce qu'on nomme un faiseur. Il resta jusqu'à sa mort strictement pauvre, avec les idées, l'ambition, les projets et les tentatives d'un spéculateur millionnaire.

Une série d'ouvrages nouveaux, aujourd'hui aussi complétement inconnus que les premiers, le conduisirent jusqu'à l'année 1786. Madame de Genlis était sœur de M. Ducrest, qui était alors chancelier du duc d'Orléans. C'était à sa recommandation auprès du prince que Brissot avait dû de sortir sitôt de la Bastille, et ce fut encore par son crédit qu'il fut attaché au service du duc d'Orléans.

XXXV

C'était une ancienne tradition de la maison d'Orléans de pensionner et d'attirer à elle les hommes de lettres, mais avec une préférence marquée pour ce qu'on nommait les philosophes. C'était une position, ou, si l'on veut, une opposition de famille, de tout temps prise et conservée, et faisant contraste avec le goût des titres de noblesse, plus de mise à Versailles, au moins depuis la mort de Louis XIV. Ainsi, Lamothe-Levayer avait été secrétaire de Philippe de France; Fontenelle, du Régent; Mairan, de Louis d'Orléans; Moncrif et Carmontelle, de Louis-Philippe. Chateaubrun et Foncemagne furent les sousgouverneurs de Louis-Philippe-Joseph; Collé, Grimm, Ségur jeune et Choderlos de Laclos furent secrétaires de ses commandements; Palissot et la Condamine, ses lecteurs (1). En outre, la Harpe, Marmontel, Gaillard et Bernardin de Saint-Pierre étaient pensionnaires du prince. Brissot avait eu l'idée d'offrir

(1) Tournois, Histoire de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, t. II, p. 139 et 140.

au duc d'Orléans sa Théorie des lois criminelles; et le prince, suivant le torrent d'idées désordonnées et révolutionnaires qui entraînait alors l'aristocratie, crut devoir récompenser, en l'attachant à sa maison, l'auteur d'un livre condamné par les lois

du royaume.

Quoiqu'il dût se déclarer, plus tard, l'éternel ennemi des rois et même des ducs, Brissot ne se montra pas alors très-sauvage envers les princes du sang; et voici dans quelles circonstances il fut attaché à la chancellerie de la maison d'Orléans, après avoir sollicité et obtenu la main d'une femme de chambre de mademoiselle d'Orléans, sœur du dernier roi, LouisPhilippe.

«Brissot, dit madame de Genlis, s'appelait dans ce temps. M. de Warville. Il m'écrivit de la Bastille; sa lettre et son malheur m'intéressèrent. J'engageai M. le duc d'Orléans, qui n'était alors que duc de Chartres, à faire des démarches pour cet infortuné. M. le duc d'Orléans mit à cette affaire beaucoup de zèle et d'activité, et, au bout de quinze jours, Brissot recouvra sa liberté.

« Il vint me voir pour me remercier; et, quelques jours après, une nouvelle lettre de lui m'apprit qu'il était amoureux d'une femme de chambre de mademoiselle d'Orléans, nommée mademoiselle Dupont. J'aimais cette jeune personne, et je lui représentai qu'elle ferait une folie d'épouser un homme sans talent, c'était mon opinion, et qui n'avait nulle espèce de forlune. Mes conseils ne produisirent aucune impression, et je me chargeai, à la prière de mademoiselle Dupont, d'écrire à sa mère, qui vivait à Boulogne, pour lui demander son consentement au mariage de sa fille. Je promettais de solliciter un petit emploi pour M. de Warville.

« Le consentement fut donné sur-le-champ; et madame de Warville, quittant Belle-Chasse (1), partit aussitôt avec son

(1) On sait que madame de Genlis se retira au couvent de Belle-Chasse, lorsqu'elle fut chargée de l'éducation des enfants du duc d'Orléans.

mari pour l'Angleterre. Elle y resta jusqu'au moment où M. le duc de Chartres, par la mort du prince son père, devint duc d'Orléans. J'obtins alors un emploi de mille écus, avec un logement à la chancellerie d'Orléans, pour M. de Warville. Il vint me voir avec sa femme pour me remercier d'un sort qui dépassait son attente. Cette visite fut la dernière.

« Brissot, malgré les idées qu'il a développées depuis sur la parfaite égalité qui doit régner entre les hommes, n'aimait peut-être pas à ramener sa femme dans une maison où elle avait été femme de chambre, et où elle avait mangé à l'office, avec les mêmes domestiques qui s'y trouvaient encore. Voilà du moins ce que l'étonnante ingratitude de Brissot envers moi m'a fait imaginer; car, depuis ce moment, je n'ai jamais eu de lui, ou de sa femme, la plus légère preuve de souvenir, et encore moins d'intérêt. Au reste, ce n'est point madame Brissot que j'en accuse; cette personne infortunée est aussi intéressante par ses vertus et son caractère que par ses malheurs (1).

Complétement dépourvu d'esprit de suite, et dominé par son humeur vagabonde, Brissot partit pour les États-Unis d'Amérique en 1788. « La révolution, dit-il, me paraissait encore très-éloignée. Je résolus de quitter la France, et d'aller planter mes tabernacles en Amérique. Mon projet plut à des hommes de bien qui avaient les mêmes sentiments que moi; mais comme il eût été imprudent de transporter subitement des familles nombreuses dans un pays éloigné, sans le connaître, je fus chargé d'y faire un voyage, d'examiner les lieux, d'observer les hommes, de voir où et comment notre établissement commun pouvait se faire avec avantage... Mon voyage ne fut pas aussi long que je l'avais espéré, la nouvelle de la révolution française me rappela au commencement de 1789. Elle devait changer mes projets et ceux de mes amis (2). »

Voilà donc Brissot arrivé au seuil de la vie politique; il a

(1) Madame de Genlis, Mémoires, t. IV, p. 107, 108 et 109.

(2) Réponse de Brissot à tous les libellistes, p. 25.

publié un grand nombre d'ouvrages; il a habité l'Angleterre ; il a visité les États-Unis ; il est ainsi l'un des plus instruits et des plus expérimentés de sa génération; et cependant, on se prend à trembler malgré soi en songeant que la France, ses institutions, ses lois, sa force, sa gloire, son présent, son avenir, vont être la proie de tant de fausse science, de tant de préjugés, de tant de préventions, de tant de versatilité, de tant d'orgueil:

Lorsque, au mois de juillet 1789, les anciennes lois sur la presse furent complétement et définitivement abandonnées, Brissot se donna carrière, comme tant d'autres, et il proposa un plan d'organisation pour la nouvelle municipalité de Paris. C'était alors la mode des plans et de l'étalage de ce qu'on nommait les grands principes. Ce travail valut à Brissot l'honneur de faire partie d'une sorte de pouvoir administratif, judiciaire et politique, usurpé par la Commune, à l'imitation de la Constituante, et qui se nommait Comité des Recherches (1). Ce comité, qui était un gouvernement complet, comprenait MM. Agier, mort tout récemment, Perron, Oudart, Garran de Coulon et Brissot de Warville. Ces fonctions donnèrent à Brissot la première importance politique dont il ait joui, et elle était alors assez considérable.

Quelles étaient à cette époque les opinions politiques de Brissot? Mon Dieu, il avait celles de tout le monde; il était publiquement royaliste; mais il avait un fonds de nature révolutionnaire.

Il avait fondé le Patriote français le 28 juin 1789; et, dès le 8 août, il signalait son opinion par un trait qui nous a paru curieux à noter. Le roi venait de donner à Bailly, président de l'Assemblée constituante, l'entrée familière (2), faveur insigne que Bailly, trois fois académicien, n'avait jamais pu obtenir.

(1) Moniteur du 1er décembre 1789.

(2) Pour comprendre l'enthousiasme de Brissot, il faut savoir qu'il y avait, dans l'ancien cérémonial réglé par Louis XIV, quatre entrées, savoir l'entrée

HIST. DU DIRECTOIRE 2.

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