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SUR

LES REFORMATEURS

OU

SOCIALISTES MODERNES

PAR

M. LOUIS REYBAUD.

OUVRAGE QUI A OBTENU EN 1841 LE GRAND PRIX-MONTHYON,
DECERNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE.

TOME III.

BRUXELLES.

SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE

HAUMAN ET Co.

1844

Soc 785.1

HARVARD COLLEGE

OFC 19 1895

LIBRARY.

Prof. C. E. Norton,

CHAPITRE III.

LES CHARTISTES (1).

Dans le chapitre précédent, il a été question du chartisme anglais et des points de contact qu'il peut avoir avec l'utopie de la communauté. Il reste maintenant à achever l'histoire de cette singulière manifestation, dont le caractère est à la fois social, politique et industriel. Ce sera l'objet d'une étude rapide.

Avant de l'aborder, il convient, pour éviter les malentendus, de décliner toute pensée de rapprochement entre la France et l'Angleterre, au point de vue du travail manufacturier. Le canal qui sépare les deux contrées est moins profond que ne le sont les différences et les incompatibilités des régimes

(1) Chartism, par Carlyle... A tour in the Lancashire, par Taylor. The people's charter, Manifeste du comité chartiste.

LFS REFORMATEURS.-T. II.

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qui les gouvernent. A peine y a-t-il lieu à des comparaisons de détail, à des analogies partielles. D'un côté, un peuple qui se compose de deux tiers d'agriculteurs contre un tiers d'industriels, de l'autre, une nation chez qui la proportion inverse prévaut, c'est-à-dire deux tiers d'industriels contre un tiers d'agriculteurs; ici, une démocratie qui a aboli, dans une nuit demeurée célèbre, tous les priviléges territoriaux, toutes les servitudes de la glèbe; là, une oligarchie à qui le sol est inféodé et qui sait se ménager, par le jeu des tarifs, le monopole des subsistances; l'égalité de ce côté de la Manche, l'inégalité du côté opposé, voilà quel contraste offrent les deux pays à l'observateur le plus superficiel. Évidemment une diversité pareille éloigne l'idée d'une appréciation comparative; elle ndique que chacune de ces races, chacun de ces États veulent être appréciés à part, avec le cortège de phénomènes qui leur sont propres.

Le chartisme semble donc être un produit du régime manufacturier de l'Angleterre et des phases curieuses autant qu'alarmantes que ce régime vient de parcourir. Depuis un demi-siècle environ, l'activité industrielle a pris, dans le Royaume-Uni, un essor fécond au début, aujourd'hui plein de menaces. Avant que les deux grandes découvertes du siècle dernier, la vapeur et le tissage mécanique, eussent bouleversé les conditions d'existence des manufac

tures britanniques, les populations, maintenues dans un équilibre régulier, se partageaient entre les travaux des champs et les travaux des fabriques. Le tissage à la main occupait les veillées des chaumières, les bras des enfants et des femmes pendant toute l'année, ceux du cultivateur dans la saison où la terre se repose. Ainsi l'industrie se combinait avec l'agriculture, et la classe ouvrière trouvait de l'emploi sur toute l'étendue du pays, sans être forcément attirée dans les centres d'agglomération. On devine sans peine combien cette distribution des travailleurs était favorable à la tranquillité et à la moralité publiques. Les séductions des villes, les tristes plaisirs qu'elles recèlent, la débauche qui y règne n'atteignaient pas alors ces populations disséminées, et la misère ne les frappait presque jamais en masse et collectivement. Au milieu des champs, la vie était plus facile, les ressources étaient plus variées. Quand l'industrie manquait aux bras, ils se reportaient vers la culture, et on s'épargnait de la sorte le triste spectacle d'une oisiveté forcée engendrant une détresse profonde. C'était toujours une existence précaire, mais sans alternatives douloureuses et protégée contre un extrême dénûment.

L'invasion des nouveaux agents industriels opéra, il y a soixante et dix ans environ, une révolution complète dans cet état de choses. L'industrie collective attaqua l'industrie isolée et l'écrasa; le travail

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