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<< Les jésuites étoient dans l'usage de faire connoître en bien ou en mal chacun de leurs écoliers, en mettant sur leur liste, à côté de chaque nom, l'épithète qui le caractérisoit. Crébillon, alors membre de l'académie française, eut envie de connoître la qualification qu'on lui avoit donnée. Le père Oudin, sollicité par l'abbé d'Olivet, consulta les registres du collége, et trouva ces mots sous le nom de Prosper Jolyot de Crébillon : puer ingeniosus, sed insignis nebulo enfant plein d'esprit, mais franc polisson. L'abbé d'Olivet lui lut tout haut, dans une séance particulière de l'académie, cette apostille, qui le fit rire aux éclats. Il fut si charmé de cette découverte, qu'il la racontoit à tout venant. . . .

:

» Il ne s'agit plus aujourd'hui d'assigner un rang à Crébillon; on le compte parmi nos quatre premiers tragiques (*). Ce jugement est sans appel; c'est aujourd'hui le tribunal de la postérité qui prononce, et ses rivaux n'y opinent plus, car ils ont cessé de vivre comme lui. În accuse Voltaire d'avoir cherché à le déprimer clandestinement. Respectons ces deux grands hommes; et sans reprocher à Voltaire

(*) Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire.

des critiques qu'il n'a point avouées, remercions-le de l'hommage public qu'il a rendu à son célèbre rival, quand il s'est écrié en pleine académie : Je vois ce génie véritablement tragique; je le regarde avec une satisfaction mélée de douleur, comme on voit sur les débris de sa patrie un héros qui l'a défendue.

>> C'est sur-tout à Crébillon qu'on peut appliquer cette maxime : que la vie d'un hommede-lettres est dans ses ouvrages. Insouciant par caractère, ennemi né de l'ambition, n'ayant pas même l'impatience du génie, la fortune n'eut en lui qu'un spectateur indifférent; la gloire même, qu'un amant infidèle (*). »

Nous n'avons pas d'auteur tragique, dit Montesquieu, qui donne à l'ame de plus grands mouvemens que Crébillon, qui nous remplisse plus de la vapeur du dieu qui l'agite : il vous fait entrer dans le transport des bacchantes. On ne sauroit juger son ouvrage, parce qu'il commence par troubler cette partie de l'ame qui réfléchit. C'est le véritable tragique de nos jours, le seul qui sache bien exciter la véritable passion de la tragédie, la terreur. On pourroit croire que la sévérité que M. de

(*) Annales poétiques.

La Harpe a exercée contre Crébillon dans l'examen de ses ouvrages, avoit pour principe son admiration pour Voltaire, qui paroît lui avoir inspiré un certain éloignement pour tous ses

rivaux.

Quoique Crébillon, dans le tragique, semble avoir cherché à peindre le terrible, cependant ceux qui l'ont connu m'ont assuré que personne n'étoit moins mélancolique que lui, et que, par sa gaieté, on l'auroit cru l'auteur des ouvrages de son fils.

Les pièces les plus estimées de Crébillon sont Atrée, Électre, et Rhadamiste. Voltaire donna le même sujet qu'Électre, mais sous le nom d'Oreste. Lorsqu'il présenta cette pièce à Crébillon, comme censeur des ouvrages dramatiques, il commença par s'excuser d'oser être son rival. Crébillon lui répondit avec beaucoup de douceur : « J'ai été content de mon Électre, >> et je souhaite que le frère vous fasse au moins >> autant d'honneur que la sœur m'en a fait. »

Crébillon avoit un frère chartreux, homme d'esprit et de sentiment; et ses ennemis disoient que c'étoit le frère chartreux qui avoit écrit les meilleures tragédies qui paroissoient sous son nom. Un jour à table, quelqu'un de la compagnie demandoit à Crébillon quel étoit

son meilleur ouvrage, il répondit en montrant son fils Tenez, voilà le plus mauvais; le fils riposta aussitôt : C'est qu'il n'est pas du char

treux.

:

DESTOUCHES.

Philippe Néricault Destouches, d'une bonne famille originaire d'Amboise, naquit à Tours en 1680. Il fut élevé à Paris, entra au service militaire, mais le quitta et s'attacha à la carrière diplomatique. Il fut envoyé par le régent, en 1717, avec l'abbé, depuis cardinal Dubois, en Angleterre, où il resta quelques années. Il s'y maria avec une demoiselle écossoise, nommée Johnston. Ayant rempli sa commission, il revint avec sa femme à Paris. Le régent, content de ses services, le mit à la tête du bureau des affaires étrangères, et il avoit l'intention de le faire ministre de ce département; mais à la mort subite de ce prince, arrivée en décembre 1723, cette place fut donnée à un autre. Destouches alors se retira dans une terre qu'il avoit achetée près de Melun. Il fut reçu à l'académie française. Le cardinal de Fleury voulut ensuite l'employer; il offrit de l'envoyer ambassadeur à Pétersbourg, mais il s'excusa. Il continua de résider presque

entièrement à sa campagne, où il mourut, en 1754.

(( Après Molière et Regnard, Destouches a obtenu le premier rang dans le genre qu'il a cultivé. S'il n'est pas aussi comique que Molière, ni aussi plaisant que Regnard, il est plus décent et plus moral. Corriger en amusant, est le but de la comédie: Destouches ne s'en est jamais écarté (*). »

Les comédies de cet auteur qui ont eu le plus de succès, sont le Médisant, le Philosophe marié, le Dissipateur, la Fausse Agnès, et le Glorieux. A l'occasion de cette dernière pièce, Voltaire lui écrivit :

Auteur solide, ingénieux,
Qui du théâtre êtes le maître,
Vous qui fites le Glorieux,

Il ne tiendroit qu'à vous de l'être.

<< Les vrais titres de la gloire de Destouches, ce sont les deux comédies du Philosophe marié et du Glorieux. Caractères, action, style, tout approche de la perfection dans la première de ces deux pièces, qui réunit un excellent comique à beaucoup de vérité. De judicieux

(*) Annales poétiques.

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