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plaisir. Cependant on pouvoit attendre quelque chose de plus parfait de l'auteur de GilBlas.

On reproche, dit M. de La Harpe, à cet ouvrage (Turcaret) de trop mauvaises mœurs; mais ceux qui, par cette raison, se sont crus dispensés de l'estimer, ont été beaucoup trop loin.... Il est reconnu que la comédie peut et doit peindre le vice, mais particulièrement sous le côté ridicule, afin d'en égayer la peinture. Quand ce dessin est bien rempli, il en résulte que le vice paroît méprisable sous tous les rapports, même sous ceux de l'amour-propre. On évite aussi de cette manière ce qu'il pourroit avoir de trop rebutant à la représentation, si on ne le montroit que dans sa laideur; et comment la comédie pourroit – elle combattre les vices, s'il lui étoit défendu de les étaler sur la scène?... Le Sage est partout un écrivain très-moral. Les mœurs de son Turcaret sont fort mauvaises; mais celles du Bourgeois Gentil-homme, de Georges Dandin, du Légataire, le sont-elles moins ? Il est vrai que Turcaret a cela de particulier, que presque tous les personnages sont plus ou moins frippons, excepté le marquis; encore peut-on croire que s'il ne l'est pas, c'est parce qu'il

est toujours ivre; mais aussi tous inspirent plus ou moins de mépris.

Turcaret est à-la-fois la satyre la plus amère et la plus gaie qu'on ait jamais faite; et c'est une preuve que le meilleur cadre pour la satyre est la forme dramatique, non seulement parce que le dialogue y met plus de variété, mais parce que personne ne peut mieux parler contre le vice que la conscience de l'homme vicieux, et parce que le ridicule n'est jamais plus frappant que lorsqu'il est en action. Il n'y a point de satyre qui puisse mieux faire connoître un homme de l'espèce de Turcaret, que la scène qui se passe entre lui et M. Raffle, son homme de confiance. L'auteur de Turcaret sait humilier le vice, et rendre cette humiliation plaisante, et non pas dégoûttante. Une revendeuse à la toilette, madame Jacob, se trouve la sœur du riche financier Turcaret; mais la meilleure scène de la pièce est celle où le marquis rencontre Turcaret, qui a été laquais de son père, et retrouve au doigt de la maîtresse du traitant une bague qu'il avoit mise en gage chez lui pour un prét usuraire. Le dialogue est aussi parfait que les incidens sont heureux; chaque mot du marquis est une saillie, chaque mot de Turcaret est un

trait de caractère. Ce rôle du marquis est le meilleur modèle qu'il y ait au théâtre, de ces libertins de bonne compagnie qui passoient leur vie au cabaret, dans le temps où le cabaret étoit de mode. Regnard les a peints le premier: celui du Retour imprévu est certainement l'original de celui de Turcaret; mais la copie est fort au-dessus. Madame Turcaret, qui vit à Valogne avec une pension de son mari, et qui, à Paris, est une comtesse dont le marquis a fait la conquête au bal; madame Jacob, qui, sous le masque de cette comtesse, découvre sa belle-sœur, mademoiselle Briochais; Flamand le niais, à qui Turcaret donne la place de capitaine-concierge de la porte de Guibray, à la sollicitation de la baronne sa maîtresse, et qui, pour ne pas courir le risque d'étre révoqué, vient, en lui faisant ses remerciemens, la prier de mettre toujours de ce beau rouge; et Frontin, qui, après avoir escamoté quarante mille francs à Turcaret, au moment de sa déroute, dit en finissant la pièce: voilà le règne de M. Turcaret fini, le mien va commencer; tout cela n'est pas d'une vérité absolument vulgaire, et la morale n'est pas dépourvue de finesse.

A l'égard de Crispin rival de son maître,

dit encore M. de La Harpe, ce n'est qu'une fourberie de valet déguisé qui veut escroquer une dot. Le Sage n'a fait que mettre en scène une des aventures de son roman de Gil-Blas. Cet acte d'ailleurs ressemble à toutes ces pièces que l'on a nommées crispinades, où des oncles, des tantes, des pères, des tuteurs, sont imbécilles justement au point où il le faut, pour être grossièrement dupés par des valets impudens. Les Merlins, les Scapins, les Frontins, sont tous à-peu-près les mémes, comme les Gérontes, les Argantes et les Orgons, comme les Valères et les Léandres : c'est le méme canevas retourné dans cinquante ou soixante petites pièces....

En 1725, année fort pluvieuse, et où l'on vit pour la dernière fois la fameuse procession de Ste. Geneviève, procession qui ne s'ordonnoit que dans les grandes calamités, procession où tous les religieux de Paris devoient assister et marcher à pieds nuds, un homme, plus riche que sensé, paria cent louis, au café de Procope, que puisqu'il avoit plu le jour de SaintMédard, il pleuvroit encore quarante jours de suite, fondé sur ce proverbe populaire,

Quand il pleut à la Saint-Médard,
Il pleut quarante jours plus tard.

Il trouva bientôt quelqu'un qui accepta la gageure, et gagna les cent louis. Cette aventure fournit à Le Sage une petite comédie qu'on trouve dans le Théâtre de la foire, intitulée, je crois, la Gageure, dans laquelle M. Pluvio tient toujours son parapluie étendu. Mais ce qu'il y a de curieux dans cette pièce, c'est que M. de Voltaire, qui venoit de donner la Ligue, devenue depuis la Henriade, y paroît comme un jeune poète fort enflé d'amour-propre.

CRÉBILLON.

Prosper Jolyot de Crébillon naquit à Dijon, en 1674, d'une ancienne famille de robe. Il fit ses études chez les jésuites à Dijon, fut reçu à l'académie française en 1751, et mourut en 1762, à l'âge de quatre-vingt-huit ans.

Après avoir fait son droit à Besançon, il fut reçu avocat au parlement. Mais son père l'ayant envoyé chez un procureur à Paris, le hasard fit que ce procureur, homme d'esprit, étoit amateur outré du théâtre. C'étoit aussi le goût de Crébillon; il s'enflamma par ses conversations avec le procureur, et, de consentement avec lui, il se dévoua entièrement aux travaux dramatiques.

Les

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